Entretien

Roselyne Bachelot: « Personne n'a jamais été aussi loin »

La ministre de la Culture, Roselyne Bachelot - Photo Olivier Dion

Roselyne Bachelot: « Personne n'a jamais été aussi loin »

Nommée le 6 juillet ministre de la Culture dans le gouvernement de Jean Castex, Roselyne Bachelot a réservé à LH Le Magazine le détail des 53 millions d'euros du plan de relance pour la filière livre, dont les trois quarts iront aux bibliothèques.

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Par Marine Durand
Créé le 25.09.2020 à 20h52

Que retenez-vous de l'enquête « Cinquante ans de pratiques culturelles en France » publiée par votre ministère en juillet ?

Roselyne Bachelot : Plusieurs choses. En 2018, 62 % des Français ont lu au moins un livre au cours de l'année, soit 11 points de moins qu'en 1988. C'est préoccupant. L'autre élément inquiétant selon moi, c'est que les grands lecteurs, les « drogués de lecture » comme moi, achètent et lisent moins de livres, or ce sont eux aussi qui soutiennent le marché. On voit également diminuer le poids de la littérature de création, et l'on constate, dans le livre comme dans les autres secteurs culturels, une perte d'attrait pour la « culture patrimoniale ». Quand on dresse ce tableau et qu'on apprend que Pierre Nora vient d'annoncer qu'il mettait un terme à la publication de la revue Le débat, on prend un coup sur la tête !

Roselyne Bachelot photographié dans les salons du ministère de la culture et dans son bureau - Roselyne Bachelot - Roselyne Bachelot- Photo OLIVIER DION

Le tableau semble particulièrement noir...

Je suis résolument optimiste et je veux aller plus loin dans l'analyse. Je crois que la réalité est plus complexe et contrastée. L'évolution du rapport des Français à la lecture ne se résume pas à cette évolution linéaire. L'étude du ministère ne prend pas en compte par exemple les jeunes de moins de 15 ans, or 90 % de cette classe d'âge lit dans le cadre de ses loisirs. On apprend par ailleurs que 87 % des Français ont fréquenté une bibliothèque dans leur vie, alors qu'ils n'étaient qu'un peu plus de 70 % en 2005. Il y a aussi quelques enseignements à tirer de la crise sanitaire et des effets produits par le confinement : durant le confinement, la consultation à distance des ressources numériques des bibliothèques a explosé et, après le 11 mai, les librairies ont vu les lecteurs revenir massivement et ont même gagné de nouveaux clients. Je ne veux pas avoir une attitude de déploration, et c'est le message que j'ai passé à un certain nombre d'acteurs culturels : nous vous accompagnons, mais il faut avoir une vision positive et combative.

D'abord, je veux continuer et renforcer l'effort d'éducation artistique et culturelle, main dans la main avec le ministre de l'Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, Jean- Michel Blanquer. C'est dans l'enfance que nous prenons l'habitude de lire. À ce propos, je veux souligner les très bons résultats de l'opération « été culturel et apprenant » sur l'ensemble du territoire. Je souhaite par ailleurs approfondir le « plan Bibliothèques », grande priorité fixée par le président de la République dès le début du quinquennat, en continuant à élargir les horaires d'ouverture des bibliothèques et en améliorant leurs fonds, qui ont pu être une variable d'ajustement budgétaire ces dernières années. Il faut aussi rénover ces bibliothèques, donner envie aux gens d'y entrer. Ce sera possible via le plan de relance qui prévoit des mesures fortes pour les bibliothèques. Enfin, il me paraît nécessaire d'aller chercher les jeunes là où ils sont, c'est-à-dire notamment sur les réseaux sociaux. L'éditeur Les Arènes l'a très bien compris en créant « Les Arènes du savoir », sur YouTube. C'est une initiative que je trouve particulièrement intéressante.

Sur les 2 milliards budgétés par votre ministère pour la relance de la culture, comment vont être ventilés les 53 millions d'euros de soutien à la filière livre ?

Permettez-moi d'abord de rappeler que le plan de soutien de l'État à l'économie française se monte à 470 milliards d'euros, et que la filière du livre a bénéficié des mesures générales telles que le fonds de solidarité, l'activité partielle, ou les prêts garantis par l'État. C'est bien plus que 53 millions d'euros qui sont mobilisés pour absorber une perte de chiffre d'affaires estimée à 1,9 milliard d'euros. Au-delà des aides d'urgence en faveur des artistes-auteurs, des petites maisons d'édition et des librairies, mobilisées par le Centre national du livre, qui représentent plus de 40 millions d'euros, il faut aller plus loin avec des mesures structurantes pour préparer l'avenir. C'est l'objet des 53 millions d'euros que j'ai souhaité inscrire dans le plan « France Relance » en faveur de la filière du livre.

Quelles formes d'aides prévoyez-vous ?

J'ai décidé d'étendre l'opération « Jeunes en librairie », mise en place principalement en Nouvelle-Aquitaine et dans les Hauts-de-France. Cette opération prend la forme de projets portés par les enseignants qui font découvrir la chaîne du livre et en particulier le rôle spécifique de la librairie à leurs élèves. Ce sont 3,5 millions d'euros par an, pendant deux ans, qui seront consacrés à l'extension de cette opération, qui prévoit une distribution de chèques livres. Pour certains jeunes, cette opération leur permettra de pousser la porte d'une librairie pour la première fois. L'objectif est aussi de les familiariser avec le Prix unique du livre, qui n'est pas intuitif pour le consommateur. Je prévois d'ailleurs une opération pour fêter l'an prochain les 40 ans de la loi du 10 août 1981.

Roselyne Bachelot photographié dans les salons du ministère de la culture et dans son bureau - Roselyne Bachelot - Roselyne Bachelot- Photo OLIVIER DION

Les jeunes vont-ils se saisir des chèques livres, alors qu'ils ne se sont pas entièrement saisis du Pass Culture ?

Dire que je suis totalement satisfaite du Pass Culture serait faux. Mais c'est un dispositif qui est en train de se développer, et si, sur les 500 euros disponibles, il n'y a eu que 120 euros dépensés en moyenne, ils l'ont été majoritairement pour le livre. Le chèque livre correspond à une consommation immédiate, plus facile.

Qu'en est-il des bibliothèques, lieux de plus en plus plébiscités par les Français ?

J'ai aussi inscrit dans le plan de relance 10 millions d'euros pour renouveler les fonds des bibliothèques publiques. Le plan comprend également deux mesures pour permettre aux librairies et aux bibliothèques des investissements de long terme. L'État apportera ainsi, en 2021, un soutien de 6 millions d'euros aux investissements des librairies, pour rendre ces commerces physiques plus attractifs et leur permettre de moderniser leurs solutions de vente à distance. Concernant les bibliothèques, nous accompagnerons les investissements des collectivités territoriales à travers un plan exceptionnel de 30 millions d'euros sur la période 2021-2022, tant pour des opérations de grande envergure que pour la rénovation énergétique et durable des bâtiments. C'est inédit, à ma connaissance, personne n'a jamais été aussi loin auparavant. Sur ces crédits, 12 millions d'euros permettront aussi de poursuivre le plan d'extension des horaires. Enfin, mon ministère mène actuellement une étude pour voir comment rétablir une concurrence équitable sur la question des tarifs d'expédition.

En cas de deuxième vague de l'épidémie et ralentissement très fort de l'économie, que peut faire le ministère ?

Le ministère sera là pour défendre les intérêts des acteurs culturels, et faire en sorte qu'ils bénéficient, à côté des mesures générales, de mesures qui tiennent compte des spécificités du secteur. La culture n'est pas un agrément mais un facteur structurant de l'identité du pays dans un contexte où il se cherche. Et elle est aussi un facteur de dynamisation économique. Je rappelle souvent qu'en termes de valeur ajoutée pour l'économie française la culture contribue sept fois plus que le secteur automobile. Elle emploie 650 000 personnes et représente 80 000 entreprises. Mais si nous ne faisons de la culture qu'un élément économique, nous passons à côté de ce qui en fait le sel.

Françoise Nyssen a mené le plan d'extension des horaires des bibliothèques, Franck Riester a, lui, travaillé sur le statut des auteurs. Y a-t-il une inflexion que vous voulez donner à votre ministère ?

Oui, celle de la citoyenneté. Je n'aime pas le terme de démocratisation que je trouve arrogant et élitiste. Je veux un accès à la culture qui aille dans les deux sens. Certains remettent en cause la façon verticale qu'a le ministère de promouvoir la culture patrimoniale. Personnellement, je souhaite permettre à de plus en plus de gens d'aller vers une culture patrimoniale, mais il faut aussi être à l'écoute des attentes des citoyens.

Quel regard portez-vous sur l'affaire Gabriel Matzneff et sur les répercussions du livre de Vanessa Springora, paru en janvier ?

Le consentement est un livre extrêmement important, qui a introduit une réflexion fine sur ce qui constitue une agression sexuelle et une situation d'emprise. Je remercie Vanessa Springoram et je peux vous assurer que Gabriel Matzneff ne touche plus son allocation.

Avec une démission au sein du jury du Renaudot, qui avait primé en 2013 un essai de Gabriel Matzneff, avec une vague de textes en cette rentrée littéraire qui abordent les violences faites aux femmes, avez-vous l'impression que le secteur du livre est traversé par la vague #MeToo ?

Il n'y avait pas de raison pour que le monde de l'édition échappe à ce phénomène qui, hélas, a irrigué tous les secteurs de la société. Chaque fois qu'il y a des enjeux de pouvoir, des enjeux financiers, il y a des phénomènes d'atteinte sexuelle. Cela doit amener le secteur du livre à réfléchir aux mesures de prévention à mener dans les entreprises, mais aussi à des mesures beaucoup plus proactives, comme un souci de parité dans les jurys des grands prix d'automne et dans les organes de direction des maisons d'édition.

 

ENCADRE BIO

Juillet 2020 Nommée ministre de la Culture dans le gouvernement de Jean Castex 2016-2017 Animatrice de 100% Bachelot sur RMC 2010-2012 Ministre des Solidarités et de la Cohésion sociale dans le gouvernement de François Fillon 2007-2010 Ministre de la Santé et des Sports dans le gouvernement de François Fillon 2004-2007 Députée européenne 2002-2004 Ministre de l'Écologie et du Développement durable dans le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin 1986-2007 Conseillère régionale des Pays-de-la-Loire 1982-1988 Conseillère générale de Maine-et-Loire 1988 Doctorat en pharmacie à l'université d'Angers.

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