« Souviens-toi, Barbara ». Lorsque l’on souffre, souvent, on veut le raconter. On veut que le monde sache. Lorsque cette souffrance a un responsable connu, reconnu, admiré et que personne ne sait qui il est vraiment, on ne veut pas qu’il continue de vivre en paix. On désire que l’univers le montre du doigt, qu’il ne trouve plus nulle part repos et sérénité.
Alors, on écrit, on parle, on s’expose. On veut détruire la légende. On s’épanche sur toutes les pages blanches qui nous sont offertes. On se penche sur tous les micros qui peuvent se tendre. On lève ses yeux battus par cet épuisement particulier qu’amène la douleur vers toutes les caméras qui se tournent vers soi.
On le fait d’autant plus que l’on se reproche d’avoir mis tant de temps avant d’oser, avant de trouver le courage de s’exposer et qu’en raison de ce temps, on sait infimes les chances de voir un jour justice rendue.
On veut témoigner pour expier la faute commise, cette inertie à cause de laquelle, peut-être, ce qui aurait pu être arrêté s’est poursuivi, à cause de laquelle, peut-être, d’autres ont souffert comme nous.
On se vide de tout ce qui alourdissait le cœur, bloquait la respiration, assombrissait l’âme et l’on ressent une euphorie spéciale en le faisant, une impression de légèreté, de libération, d’équilibre rétabli, de justice rendue.
Jusqu’à ce qu’un matin, on reçoive des mains d’un huissier une convocation devant un juge qui veut nous voir répondre de ce que nous avons affirmé, par écrit ou en paroles retranscrites.
Accusée de porter atteinte à son honneur
Celui qui nous a fait souffrir dit que cela souille sa réputation, porte atteinte à son honneur et le condamne socialement. Il exige réparation.
Ces quelques lignes ramènent à la réalité d’un monde qui ne nous veut pas tant de bien, qui nous rappelle que nos plaintes ont été classées sans suite, que les faits sont prescrits, que l’on n’est jamais parvenu à démontrer ce que l’on affirme.
Elles nous confrontent à un monde qui a ses raisons, qui ne sont pas les nôtres, nous qui avons souffert. Des raisons qui sonnent froides, abstraites, si éloignées de ce qu’est la vie concrète qu’elles nous semblent venir d’un univers inconnu, un espace différent qui vit sur un rythme artificiel, celui de l’apaisement général, une société qui marche avec le pas feutré mais ferme de la tranquillité collective lorsqu’elle est fondée sur l’enfouissement des souffrances particulières.
Ce Monde nous dit que nous devons endurer en silence le mal qui nous est fait, que nous ne devons pas, tant que sa culpabilité n’est pas formellement et définitivement établie par les institutions judiciaires, désigner quiconque comme en étant le responsable.
Et on attend ainsi, reclus, oppressé par la réprobation générale, écrasé sous le poids des critiques de ceux qui trouvent que c’est mal d’accuser quelqu’un qui ne peut pas se défendre, que c’est la preuve d’une dérive vers une délation immonde, que cela nous rappelle les heures les plus sombres de notre histoire.
Après de longs mois durant lesquels les crachats de ceux qui nous méprisent ont coulé sur nous et où nous avons cent fois regretté d’avoir osé parler ou écrire, vient le temps de l’audience.
Et on entend alors les juges poser des questions qui, enfin, paraissent montrer qu’ils ont conscience de ce qui se joue.
On l’entend bredouiller ses pauvres arguments
On voit celui qui voulait tant nous faire taire obligé de s’expliquer sur ces faits qu’il voulait enterrer. On l’entend bredouiller ses pauvres arguments qui s’écrasent lourdement sur le parquet du prétoire et on est soutenu par celles et ceux qui vous croient depuis le début, qui sont là derrière vous.
On lit partout des messages de soutien, des textes où l’on se moque de la pauvre défense de celui que l’on croyait jusqu’alors si puissant, où l’on descend plus bas que terre celui que l’on imaginait intouchable.
Alors, peu à peu, on reprend confiance et l’on réalise alors progressivement que, peut-être, on a eu raison.
On se dit que, peut-être, c’est l’adversaire qui a fait une erreur en voulant nous bâillonner, que certes, justice ne sera jamais rendue, que sans doute la balance ne reviendra-t-elle jamais à l’équilibre, qu’évidemment, le coupable ne sera jamais vraiment sanctionné, mais qu’au moins, les choses ont été dites et qu’elles ont été entendues.
La force des mots
On réalise à quel point il était nécessaire que l’on parle. Tel est parfois le poids du récit, telle est la force des mots.
Ils pulvérisent l’oubli, soufflent sur les braises des souvenirs et brûlent de façon si cruelle ceux qui se croyaient protégés par le temps, qu’ils les font paniquer, les obligent à réagir et ainsi les conduisent à s’immoler eux-mêmes sur le bûcher qu’ils croyaient éteindre.
On se remémore alors l’effet Streisand, cette mécanique qui explique comment une information initialement confidentielle est largement diffusée par l’agitation de ceux qui voulaient l’enterrer.
Alors, en observant la mine défaite de notre adversaire, encadré par ses avocats, un léger sourire se dessine au coin de nos lèvres et on murmure : « Souviens-toi, Barbara. »