Qui connaît le Sikkim, ce petit Etat indien enclavé dans l'Himalaya, coincé entre le royaume du Bhoutan qui vit encore plus ou moins en autarcie, le Tibet annexé par les Chinois, le Népal maoïsé, et, au sud, un tentacule du Bengale occidental ? Les Indiens eux-mêmes n'en entendent pas parler souvent, et les romans qui s'y déroulent sont rares. On saura donc gré à Prajwal Parajuly, Indo-Népalais qui vit entre New York, Oxford et Gangtok (la capitale du Sikkim), de ce dépaysement, à travers une histoire de famille farfelue, peut-être autobiographique, contée de façon caustique, avec des personnages hauts en couleur.
Ainsi la matriarche Chitralekha. La doyenne du clan Neupamey, bientôt 84 ans, est une maîtresse-femme, riche chef d'entreprise, intrigante politique en faveur de l'indépendance du Gorkhaland, la région de Darjeeling, où certains voudraient faire sécession d'avec le Bengale et la lointaine Kolkata. C'est aussi une manipulatrice redoutable et fumeuse invétérée de beedies. Brahmane de haute caste, elle se veut infiniment supérieure aux autres et le leur fait bien sentir, surtout à ses petits-enfants sur lesquels elle « veille » depuis le décès de leurs parents dans un accident de voiture, il y a bien longtemps. Seule exception : Prasanti, sa domestique, un eunuque - en fait un hijra transgenre, à la fois paria et respecté en Inde -, à qui elle pardonne tout : paresse, insolence, et même les larcins commis au détriment de Bhagwati, l'aînée des filles parmi ses quatre petits-enfants.
Celle-là, c'est sa bête noire. Elle s'est enfuie du Sikkim avec un damaai, un Bouthanais intouchable mais très pieux. Ils se sont réfugiés aux Etats-Unis, à Boulder, Colorado, où ils vivent de petits boulots. Ils ont deux fils, de parfaits Américains, « impurs » selon leur arrière-grand-mère. Sa sœur Manasa passe son temps à se chicaner avec l'aïeule. Elle vit à Londres, mariée à un businessman Népalais de bonne famille.
Du côté des garçons, il y a le mystérieux Ruthwa, un écrivain « aux oubliettes », qui racontera une partie de leur histoire à la première personne, centrée autour du personnage de Prasanti. Et Agastaya, l'aîné, un oncologue gay qui vit à New York, depuis trois ans, avec Nicholas, dit Nicky, infirmier. Ils s'aiment, mais l'un veut à tout prix des enfants, alors que l'autre les déteste. Naturellement, la grand-mère n'est pas au courant de ses préférences sexuelles.
Et voilà le quatuor convergeant vers Gangtok, pour célébrer le chaurasi de Chitralekha, la fête de ses 84 ans, soit 1 800 pleines lunes, une cérémonie importante pour les hindous, lorsqu'ils atteignent cet âge respectable. Chacun vient seul, pour des raisons évidentes. Nonobstant, ce séjour va faire des étincelles, et la cohabitation au sein du cottage familial ne pas être de tout repos. Sans parler de surprises, que l'on ne dévoilera pas. Tout cela est touffu, enlevé, drôle et très original. On a envie d'aller faire un tour au Sikkim, même si on n'y a pas de grand-mère.
Fuir et revenir - Traduit de l'anglais (Inde) par Benoîte Dauvergne
Emmanuelle Collas
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 21 euros ; 420 p.
ISBN: 9782490155231