Livres Hebdo : Votre protagoniste, c’est un peu le cafard de Kafka devenu un scorpion mortel ? Dès le début, on apprend que cet employé falot a tué son épouse…
Claire Berest : Oui, dès le premier paragraphe. Étienne Lechevallier est correcteur dans une maison d’édition, il est marié à Violette, surnommée Vive, une femme dynamique avec des aspirations artistiques. Elle prend la lumière, lui est effacé, voire transparent. Leurs caractères contraires s’équilibrent. Tous deux forment un couple complémentaire, sans histoires, qui a l’air de marcher. Et puis un jour, 37 coups de couteau… J’avoue un plaisir coupable pour les faits divers, depuis petite, j’ai toujours été fascinée par ces histoires de meurtres arrivés près de chez vous, je suis également une grande fan de polars, de littérature de suspense – les auteurs nordiques, Michael Connelly, ou Stephen King. Ici j’ai voulu traiter l’homicide conjugal comme lieu de l’indicible, et L’épaisseur d’un cheveu n’est surtout pas un polar !
Même le contraire du whodunnit, puisqu’on sait qui l’a fait… Cette affaire criminelle n’est-elle pas plutôt l’excuse pour parler d’un thème récurrent chez vous : le couple ?
Plus vous connaissez quelqu’un, et moins vous le connaissez, il y a quelque chose de vertigineux dans le couple, au bout de dix ans on sait tout de l’enfance, des phobies, des rêves, des problèmes de l’autre… On sait tout et en même temps un jour on peut se réveiller en se disant : « Je ne connais pas cette personne. » L’absolu paradoxe dans l’homicide conjugal, c’est qu’on tue la personne qu’on a choisie pour être la compagne ou le compagnon de sa vie. Vive et Etienne ont été dix ans ensemble, ça a été pour moi un couple très beau.
Alors que s’est-il passé ?
Ce qui a attiré Vive au commencement de leur histoire est exactement ce qui va la refroidir par la suite. Elle sortait avec un homme charismatique dont elle était follement amoureuse et qui l’a abandonnée de jour au lendemain comme une vieille chaussette pour aller vivre sa vie d’aventure. Avec Étienne, elle trouve quelqu’un qui la rassure. Ce qui arrive à Vive, je l’ai observé souvent : après une rupture, on se remet avec quelqu’un d’a priori moins charmant, qui fait peut-être moins rêver mais qui est toujours là. Étienne répond au téléphone, prend son temps, il écoute Vive parler, la suit dans les fêtes. Il est régulier dans ses sentiments comme dans ses habitudes. Et puis à un moment donné, Vive se rend compte que cette manière très répétitive d’être traduit le fait qu’il est extrêmement autocentré.
Et là tout déraille…
La force d’un roman est de montrer comment l’extraordinaire tamponne le réel.
J’ai voulu avec cette fiction pousser le curseur au maximum, jusqu’au meurtre. L’existence est un assemblage de choses quotidiennes – le café le matin, les courses à faire, le travail qu’on doit rendre… Et soudain tout bascule, comme dans mon roman Bellevue (Stock, 2016), où l’héroïne vient de fêter ses trente ans et se réveille dans un hôpital psychiatrique. En chacun existe cette folie métaphysique liée à la bascule. On ne voit plus son compagnon ou sa compagne de la même manière. On s’était rêvé plus grand qu’on est : la frustration qu’on a tue, au fond de soi, tout à coup explose. Pour Étienne, il s’agit d’un mauvais concours de circonstances : passé quarante ans, il est le factotum de son éditeur, il est invisible dans son travail, sa femme refuse de sacrifier au rite hebdomadaire du concert classique, elle a des projets d’exposition personnelle alors que son « Projet » à lui demeure désespérément vide, tout ça le rend fou.
Et dans sa folie assez drôle aussi : au prisme de ce bougon frustré, vous pointez avec humour les travers branchés de Vive.
La fiction peut et doit traiter de tout : le meurtre, l’inceste, toutes choses qu’on ne peut pas approcher dans la vie, mais elle doit rester drôle ! Car comme dans la vie où, même si vous enterrez une personne qui vous était chère, vous pouvez éclater de rire, on a affaire à un mélange d’absurde et de catastrophe. C’est violent, mais c’est le propre du rire. Et le roman est le meilleur endroit où il se déploie.
Claire Berest, L’épaisseur d’un cheveu, Albin Michel, 240 p. 19,90 €