Série d'été 2024

[Rentrée littéraire 3/5] Abel Quentin, Balzac à l'anthropocène

Abel Quentin - Photo Céline Nieszawe

[Rentrée littéraire 3/5] Abel Quentin, Balzac à l'anthropocène

Dans le roman Cabane, Abel Quentin nous entraîne dans une enquête haletante avec quatre chercheurs de Berkeley auteurs d’un rapport alertant sur la catastrophe écologique. Une réflexion sur un système à changer, sous forme de satire d’un monde au bord de l’abîme.

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Par Sean Rose
Créé le 25.07.2024 à 16h42

Livres Hebdo : Cabane a pour point de départ un rapport scientifique datant de 1972 sur « les limites à la croissance ». Est-il inévitable qu’une littérature qui se veut réaliste s’empare de la question du climat ?

Abel Quentin : Davantage que de climat, je parlerai de peur de l’effondrement. Le climat n’est qu’une composante de cette sombre perspective. C’est en cela que le rapport Meadows, dont je m’inspire dans le livre, est visionnaire. Pas strictement « écolo », il dresse un état des lieux englobant la question démographique, celle des limites physiques de notre planète, mais également de notre modèle de développement économique… Nous nous trouvons dans une période de grande peur, comme à la fin du Moyen Âge, où émergent des mouvements millénaristes, avec des hordes de paysans persuadés qu’on va assister au second avènement du Christ et le combat final entre le bien et le mal. Mais aujourd’hui, la différence, c’est que cette perspective de l’effondrement est fondée scientifiquement. Ce qui est irrationnel, c’est l’insouciance, le déni. Alors, oui, forcément, l’environnement doit devenir un thème littéraire.

Vous avez ainsi imaginé pour cette « comédie humaine » de l’environnement quatre chercheurs de Berkeley qu’on suit des années 1970 aux années 2020…

Je cherche à faire des romans non pas à partir d’un discours, mais de personnages. Cabane explore divers chemins humains possibles, chaque personnage reflète ces ressorts psychologiques face au constat de l’éminence d’une catastrophe. Pas tant au sens de la fin du monde, mais la fin d’un monde, le nôtre, la bascule vers quelque chose de radicalement différent. Eugene et Mildred Dundee sont ce couple d’Américains qui alertent leurs concitoyens par un discours scientifiquement construit, avec les armes de la raison, mais aussi avec tout ce que cela comporte d’amertume et de désillusions. Ils finissent par se retirer et faire de l’élevage de porcs bio – lutter à leur petite échelle. Le Français Paul Quérillot, lui, a renoncé et collabore au système en travaillant pour une multinationale pétrolière. C’est un peu un traître, je me suis amusé à le décrire avec le regard amusé que peuvent porter les Américains sur les Européens. Je le trouve quand même sympathique, car c’est au fond un « collabo » contrarié. Quant au quatrième protagoniste, le génie des mathématiques norvégien Johannes Gudsonn, c’est un moine-soldat de la vérité. J’ai imaginé un mélange du mathématicien Grothendieck, du philosophe Wittgenstein et du poète naturaliste Thoreau pour le concevoir. Gudsonn est resté pur dans son idéal.

Avant-critique : « Abel Quentin signe un roman réaliste, haletant, avec l'ambition balzacienne de nous tendre un miroir, pour déplaisante que soit l'image reflétée. » 

Il y a un cinquième personnage, un journaliste, comme un narrateur supplémentaire, pourquoi ?

Je voulais un personnage contemporain. Ce journaliste trentenaire a un regard sévère sur la génération des Trente glorieuses. Si au départ, il est Monsieur tout le monde, c’est-à-dire vaguement conscient mais moyennement intéressé par les questions environnementales, au fur et à mesure de l’enquête sur Gudsonn, l’un des auteurs du fameux rapport, il va se sentir concerné. J’aime bien cette dynamique de l’enquête que j’ai empruntée au polar. Ici, j’ai aussi pensé au Cœur des ténèbres de Conrad, avec un narrateur aspiré par l’homme qu’il poursuit.

… Comme Kurtz dans le roman de Conrad, Gudsonn est devenu fou. À ne jamais vouloir transiger, ne risque-t-on pas de sombrer dans une forme de fanatisme ou de folie ?

Gudsonn va certes basculer vers le mysticisme et la folie, mais cette folie n’est-elle pas porteuse de sens ? C’est la question que pose ce personnage. Son dérèglement est une réaction à la mesure de l’effroi que cause l’effondrement.  « Devenir fou, dit Philip K. Dick, est parfois une réponse appropriée à la réalité. » Ce qui est fou, c’est qu’on ne change pas radicalement de système et qu’on continue à vivre dans le déni de l’urgence climatique. J’ai essayé de faire un roman à hauteur de personnage qui commande un reset collectif complet, mais qui remue également des questions intimes relatives à notre comportement individuel face à l’impasse de la croissance. À moins d’une révolution intérieure, on ne pourra pas de se désintoxiquer de cette soif de production qui nous a été inoculée dans l’époque moderne avec l’idée de Progrès.

Abel Quentin, Cabane, L’Observatoire, 480 p., 22 €

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