4 mai > Essai France

Lors de ses tournées dans les salons du livre et autres festivals, où il présentait Plaidoyer pour la fraternité (Albin Michel, 2015), Abdennour Bidar utilisait une image pour symboliser la nécessité de tisser des liens entre soi-même et les autres : celle du tisserand. Le mot est à mettre au pluriel car l’étoffe que chacun est invité à tisser est œuvre commune - le récit collectif de la communauté des hommes. Nombreux dans le public se reconnurent dans cette figure et allaient lui confier qu’eux aussi se considéraient comme des tisserands ourdissant patiemment les fils d’un motif plus large. Et l’image de départ de mûrir en concept. L’auteur de Lettre ouverte au monde musulman (Les Liens qui libèrent, 2014) réitère ici son appel au décloisonnement et à la réparation du "grand tissu déchiré du monde humain : fractures sociales, conflits religieux, guerres économiques, divorce entre l’homme et la nature…" et signe avec Les Tisserands (même éditeur) un véritable manifeste "tisserand", exhortation aux tisseurs à se relier entre eux et former un mouvement de Tisserands (la majuscule est lyrique mais le cri vient du cœur).

Le philosophe, né en 1971, spécialiste de l’islam - sa thèse a porté sur le penseur indien musulman libéral Mohamed Iqbal (1873-1938) - définit ce lien qui, en nous reliant, "nous rend plus forts" comme triple : "à soi, à autrui, à la nature". Si Abdennour Bidar, membre de l’Observatoire de la laïcité, a bien pensé une sortie du religieux ou du moins à la fin de la suprématie des religions traditionnelles comme seule source d’autorité transcendantale et gardienne du sacré, le lien premier demeure selon lui celui qui relie l’individu à une énergie créatrice le dépassant. Ce premier lien-là est le cordon ombilical à son propre être. Un lien qui libère "de" autant qu’il libère "en" : "C’est en effet à une véritable libération en moi,à une véritable dilatation et transformation vécue en mon être même, que j’assiste lorsque je tisse l’un ou l’autre des trois fils du Triple Lien." Ainsi de l’expérience de l’intimité la plus intime, "lorsque je m’approfondis en m’aventurant à l’intérieur de moi-même" dans la prière, la méditation ou le recueillement. Aussi, raisonne l’auteur, puis-je m’ouvrir "à une fraternité plus universelle, qui m’apprend à appeler "mon frère" ou "ma sœur" non seulement mon coreligionnaire, ou celui qui vient du même pays que moi, mais tous mes semblables humains." Et par le truchement de ce sentiment de fraternité se déploie le troisième terme de ce syllogisme de "la vie reliée" : "lorsque enfin dans la contemplation de la nature je m’y sens intégré comme la partie d’un tout".

S’inspirant d’auteurs et de notions aussi variés que Spinoza (le conatus, notre effort de persévérance dans l’être), Confucius (nulle société juste sans homme social qui ne soit pas relié à l’homme intérieur) ou le concept soufi d’Arbre-Monde (Shajarat al-Kawn), Abdennour Bidar a voulu une forme fluide, un "OINI" ("objet intellectuel non identifié") et surtout pas d’un sermon ex cathedra. Dieu merci. S. J. R.

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