Olivia Guillon

"Réinventer les modes de rémunération"

"Réinventer les modes de rémunération"

Economiste, maître de conférences à l'université Paris-13, Olivia Guillon explique quelles implications les modèles économiques qui se dessinent dans l'univers numérique peuvent avoir pour les auteurs.

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avec Créé le 27.10.2014 à 15h34 ,
Mis à jour le 23.04.2015 à 10h06

Livres Hebdo - Dans l'univers numérique, l'auteur peut-il prendre le pouvoir ?

"Tant que les créateurs de contenu, et j'y inclus les éditeurs, sont éparpillés, ils n'ont pas les mêmes pouvoirs économiques que les groupes mondialisés en face d'eux." Olivia Guillon- Photo OLIVIER DION

Olivia Guillon - Cela dépend des auteurs. Beaucoup d'entre eux se retrouvent un peu démunis parce que produire des fichiers et les vendre en ligne ne fait pas partie de leur métier. Ils sont un peu dépossédés de ce qui se passe en aval de leur création. Mais à côté, il y a aussi toute une génération d'auteurs (même si ce n'est pas forcément une génération homogène en termes d'âge) qui se saisit de l'outil numérique pour adapter sa propre pratique, se l'approprie et prend la main sur ce que deviennent leurs contenus éditoriaux. La grande majorité des auteurs fait encore partie aujourd'hui du premier profil parce qu'ils sont traditionnellement plus préoccupés du contenu qu'ils proposent que de sa mise en page, sa diffusion, sa commercialisation, prises en charge par d'autres acteurs. Mais certains changent de pratique.

Cette conversion au numérique peut-elle fragiliser le statut de l'auteur ?

Oui, mais elle peut aussi le renforcer. Tout dépend de la façon dont les outils sont maîtrisés ou non maîtrisés. D'un certain point de vue, tous les acteurs de la chaîne traditionnelle du livre papier (auteur, éditeur, libraire) sont mis en difficulté, parce qu'il leur faut acquérir de nouvelles compétences. Mais cette difficulté peut être transformée en atout, y compris par l'auteur, qui peut par exemple s'adresser lui-même à ses lecteurs et avoir des échanges directs avec eux. Aujourd'hui, un sentiment d'inquiétude prédomine chez beaucoup d'auteurs, ce qui est légitime car la maîtrise des compétences informatiques ne fait pas partie nativement de leur métier.

Comment rémunérer les auteurs, étant donné la diversité des créations et des modes de diffusion et de commercialisation ?

Il y a beaucoup de tâtonnements, le mode de calcul de la rémunération de l'auteur n'est pas du tout stabilisé. A chaque type d'accès ou de commercialisation (streaming, abonnement, téléchargement à l'unité...) correspondent des modalités différentes de paiement pour les lecteurs, et de rémunération des auteurs. Par exemple, dans un système d'abonnement illimité à des bibliothèques numériques, on ne peut plus individualiser la lecture comme on le fait en téléchargement à l'unité. Il y a des modes de rémunération à réinventer. Cela peut passer par des mécanismes de gestion collective et de redistribution, en fonction des données obtenues sur la lecture ou les accès. Cela peut se faire sur des bases forfaitaires même si ce n'est pas la voie qui est privilégiée aujourd'hui. Cela peut aussi dériver vers la rémunération des activités liées à la création, un peu comme dans la musique avec les concerts. Là c'est tout le métier d'auteur qui est à réinventer. A ma connaissance, le modèle dominant aujourd'hui reste la rémunération en pourcentage du prix de vente à l'unité, avec des pourcentages beaucoup plus variables que dans l'univers papier. Pour l'instant, une multitude d'arrangements contractuels existent et l'auteur est en négociation avec tous types d'acteurs, que ce soit un éditeur traditionnel pour la transposition du livre papier en numérique, ou d'autres intervenants qui proposent des diffusions en feuilleton, en abonnement, en streaming, etc. Mais dès l'instant où il y a une création de valeur monétisable, il y a toujours un moyen pour qu'elle remonte au créateur du contenu. Tout est affaire de négociation entre celui qui monétise le contenu et l'auteur en amont de la chaîne. Plus l'auteur est lui-même en aval, c'est-à-dire en mesure de vendre son fichier directement au lecteur, plus il a la main sur la part qui lui revient. Cela ne veut pas dire que cette part est plus importante, paradoxalement, mais en tout cas, il a un contrôle plus direct dessus. Plus il y a d'intermédiaires, plus les négociations le dépossèdent du pouvoir contractuel.

Mais les géants du numérique qui veulent effacer les autres intermédiaires imposent leurs conditions...

Ce n'est pas parce qu'il y a moins d'intermédiaires, ou que l'auteur a l'impression d'avoir un accès plus direct au marché, qu'il a plus de pouvoir économique dans le processus. Tant que les créateurs de contenu (et j'y inclus les éditeurs) sont éparpillés, ne sont pas coalisés, ils n'ont pas les mêmes pouvoirs économiques que les groupes mondialisés en face d'eux. Seules des négociations collectives peuvent rééquilibrer un peu la balance entre ces grands acteurs en position dominante et les auteurs et éditeurs qui forment une population beaucoup plus éclatée et pas naturellement encline à s'organiser collectivement. D'où les difficultés, mais aussi la nécessité d'aboutir à des accords consensuels et efficaces sur les contrats d'édition numérique.

Qu'est-ce qui crée la plus forte valeur dans l'univers numérique ?

Cela dépend d'abord des types de contenus éditoriaux : la création de valeur ne sera pas la même pour un roman de littérature générale que pour un livre de cuisine, un manuel scolaire ou un dictionnaire. Ces profils présentent des gisements de fonctionnalités ajoutées numériques très différents. Dans le cas d'un roman, il est souvent avancé que le numérique présente peu de valeur ajoutée car le processus de lecture reste plus ou moins le même. Mais dès que des contenus présentent des propriétés de fractionnabilité, de partitionnabilité par exemple, on va avoir des sources de création de valeur liées à l'extraction d'information, à l'indexation, à la recherche plein texte... D'où la valeur ajoutée des moteurs de recherche. C'est pour ça que des segments éditoriaux ont complètement basculé dans le numérique, qui est beaucoup plus créateur de valeur du point de vue du lecteur. Ensuite, si l'on ajoute du multimédia ou d'autres types de contenus que du texte (images, sons...), ceux qui pourront capter la valeur sont des développeurs, des Web designers, et puis les opérateurs qui livrent ces contenus sous une forme ergonomique et un support approprié (téléphone ou tablette dédiée) au consommateur. Il y a une troisième catégorie de valeur ajoutée, qui est en pleine émergence et a un très fort potentiel, pas seulement pour le consommateur mais aussi pour l'éditeur et l'auteur lui-même. C'est la gestion des métadonnées : tout ce qui est autour du texte (nom d'auteur, date de parution, résumé), mais aussi les métadonnées dynamiques, les informations apparentées au texte (qui le lit, quels autres textes sont lus par ceux qui lisent ce texte, comment on lit...). Aujourd'hui, leur valeur est essentiellement captée par les e-libraires, mais les éditeurs et les auteurs devraient être amenés à s'en emparer. Mieux on maîtrise l'information sur la façon dont les contenus sont consommés, plus on est capable d'adapter la vente et le marketing. Ce sera un des facteurs qui permettront aux auteurs de mieux se saisir des outils du numérique. Et si les éditeurs arrivent à mieux récupérer ces informations et à mieux les partager avec les auteurs, cela peut rebalancer le pouvoir économique en leur faveur.

Pour les contrats numériques, les maisons les plus innovantes sont souvent récentes et indépendantes. Est-ce parce qu'elles ont moins à perdre qu'un groupe ? Parce qu'elles ont une organisation plus souple ? Parce que leur économie repose moins sur des fonds ?

Ces trois raisons-là sont les bonnes. Il est vrai que les initiatives les plus innovantes viennent, pour une très écrasante majorité, soit d'acteurs récents soit d'opérateurs nouveaux dans le secteur, mais qui existaient dans d'autres métiers (par exemple Google). Les petites maisons d'édition ou de commercialisation partent souvent sur des créations, plus que sur la numérisation d'un fonds qui se révèle très coûteuse pour les éditeurs traditionnels. De plus, elles n'ont pas à gérer une espèce de résistance au changement en interne avec une conversion des métiers qui est très lourde. Et souvent, ces acteurs lancent leur maison ou leur e-librairie en partant d'une idée, d'une innovation dont ils maîtrisent la technologie et qui leur permet de proposer une valeur ajoutée sur un segment proposé. La contrepartie est que les catalogues sont souvent réduits et ont du mal à se pérenniser. Mais ces maisons sont innovantes en termes de mode d'accès ou de contenus.

27.10 2014

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