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Procès Apple : le grand déballage

Procès Apple : le grand déballage

Pendant trois semaines, aux Etats-Unis, les plus grands acteurs du marché du livre ont défilé à la barre du tribunal fédéral de New York. Ils témoignaient dans le procès intenté par le ministère de la Justice à Apple, accusé d’avoir fomenté une entente sur le prix des livres numériques. Le jugement est attendu d’ici à deux mois.

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Par Hervé Hugueny,
Créé le 01.11.2013 à 10h33 ,
Mis à jour le 05.11.2013 à 21h33

Ce fut presque digne d’un scénario de série américaine, avec un avocat pugnace et retors, un accusé promis au pilori mais qui s’en sort, et une morale que le public trouvera lui-même. Du 3 au 20 juin, à la chambre 15B du tribunal fédéral du district sud de Manhattan, la juge Denise Cote a entendu les patrons des cinq plus grands groupes d’édition américains, des représentants d’Amazon et de Google, des experts, et les juristes du gouvernement, accusateurs face à ceux d’Apple. Le procès avait mal commencé pour le géant de l’électronique. « Je crois que le gouvernement sera en mesure de prouver qu’Apple a sciemment facilité et participé à une entente visant à augmenter les prix des livres numériques », avait déclaré la juge lors d’une audience préliminaire, le 23 mai. Elle tentait d’intimider Apple et ses avocats pour les amener à une transaction, que les cinq éditeurs également mis en cause avaient acceptée plusieurs mois auparavant. Denise Cote se disait disponible « jour et nuit » pour en parler avant le procès. Même aux Etats-Unis, la déclaration a surpris, mais Apple n’a pas flanché, et a eu raison. « Il me semble que les questions ont quelque peu évolué au cours du procès. Les choses changent, il faut rester ouvert », a-t-elle finalement déclaré à la clôture des débats, ajoutant incidemment qu’elle avait aussi un iPad, qu’elle appréciait beaucoup.

Tout remonte aux quelques semaines d’intenses négociations entre Apple et les éditeurs, de décembre 2009 à fin janvier 2010. Steve Jobs s’était soudainement montré convaincu par l’idée d’une librairie numérique. Le patron d’Apple avait demandé à Eddie Cue, vice-président chargé des logiciels et services Internet, de boucler ce projet pour le premier grand show de présentation de l’iPad, le 27 janvier 2010 à San Francisco. Fidèle de Steve Jobs depuis près de vingt-cinq ans, à l’origine des boutiques iTunes Music et App Store, récompensé de 80 millions de dollars de stock-options, grand amateur de Ferrari et négociateur au charme implacable, selon les producteurs de musique qu’il avait convaincus de vendre leurs catalogues à 0,99 dollar le morceau, Eddie Cue affichait un tableau de chasse quasi complet à la date fixée par son patron. Alors qu’il ne connaissait rien à l’édition, il avait persuadé Hachette Book Group (HBG), HarperCollins, MacMillan, Penguin et Simon & Schuster d’intégrer le futur iBookstore aux conditions d’Apple, sans leur avoir montré une maquette de cette librairie numérique qui n’était pas prête, ni un iPad, commercialisé le 3 avril suivant. Seul le leader Random House faisait défaut. « Mais ils couchent avec Amazon », s’était-il laissé aller à médire dans un mail.

 

 

Problèmes de mémoire.

Juste après la signature avec Apple, les cinq éditeurs avaient averti Amazon qu’ils abandonnaient l’accord de revente traditionnel (wholesale agreement) pour passer au contrat d’agence, à prendre ou à laisser. Ce contrat leur redonnait la maîtrise des prix des ebooks, et notamment des best-sellers, désormais tarifés avec une sorte de prix fixes à 13, 14 ou 15 dollars dans l’iBookstore comme dans toutes les autres librairies. Une révolution dans le monde américain de l’édition, où le numérique s’organisait tout d’un coup comme un jardin à la française, au milieu de la jungle des prix libres du papier. Sur son Kindle Store, Amazon ne pouvait plus brader à 9,99 dollars les best-sellers que les éditeurs vendaient de 25 à 35 dollars en volumes reliés et cartonnés - « les joyaux de la couronne », selon David Young, alors P-DG d’HBG. Pour les dirigeants des grands groupes, c’était la fin du cauchemar surgi le 19 novembre 2007, jour du lancement du Kindle. Mais le répit fut de courte durée.

 

« Ils ont crié, hurlé, menacé - c’était très déplaisant -, ils étaient très mécontents et ont déclaré qu’ils feraient tout ce qu’ils pourraient pour nous arrêter », a reconnu à la barre du tribunal David Shanks, DG de Penguin USA, à propos de ses interlocuteurs d’Amazon. Ils ont tenu parole. Vu la concomitance des demandes, le cybermarchand a immédiatement soupçonné une collusion. Dès le 1er février, « les juristes d’Amazon ont préparé une lettre à la FTC [Federal Trade Commission, NDRL] décrivant la situation, lettre à laquelle j’ai contribué », a expliqué Russell Grandinetti, vice-président chargé des contenus du Kindle, dans sa déposition préalable à l’audience. Quelques mois plus tard, alerté par les hausses simultanées des tarifs des livres numériques, le procureur du Texas ouvrait une enquête, suivi de ceux du Connecticut et d’une trentaine d’Etats américains.

La section antitrust du ministère de la Justice (Department of Justice, DOJ) lançait aussi la sienne, épluchait les agendas, relevait avec gourmandise quelques dîners collectifs de P-DG dans de bons restaurants, explorait les disques durs, aspirait les boîtes mails, listait les appels téléphoniques des dirigeants soupçonnés. Ainsi cernés, et en dépit de toutes les protestations que soulevait l’enquête du DOJ accusé de faire le jeu d’Amazon, les éditeurs ne se sont pas obstinés et ont tous fini par accepter une transaction pour se débarrasser d’une procédure ruineuse, tout en proclamant qu’ils n’avaient rien commis d’illégal. Le compromis devrait leur coûter environ 170 millions de dollars de remboursement des clients lésés par la hausse des prix, plus 30 millions de dollars de frais de justice.

Il n’y avait donc pas d’enjeu pour eux dans ce procès, qui n’était plus que celui d’Apple. Simples témoins, ils n’avaient toutefois pas intérêt à laisser tomber leur ex-partenaire, dont le pouvoir de nuisance est à la hauteur de sa puissance. Ils ont donc fait profil bas, conduisant l’avocat du DOJ à projeter des mails contredisant leurs propos à la barre, mais ils s’y sont accrochés et n’ont rien lâché d’essentiel.

Les vraies vedettes du procès furent Eddy Cue, le « meneur » du complot selon le DOJ, et Orin Snyder, l’avocat d’Apple, spécialiste des dossiers de l’audiovisuel et des nouvelles technologies, qui alignait déjà quelques trophées dans sa carrière bâtie sur un rude principe : « pas de prisonnier dans un contentieux ». Il a ainsi exécuté Thomas Turvey, le directeur des partenariats stratégiques de Google, qui démarrait péniblement sa propre librairie numérique en 2009-2010 : les éditeurs lui auraient alors tous déclaré qu’Apple les obligeait à signer ces fameux contrats d’agence, avait-il affirmé dans sa déposition. Mais à l’audience il s’est montré incapable de citer aucun nom d’éditeur, de produire aucune note, mail, trace d’appel téléphonique. Martelé de questions par Orin Snyder, il a dû reconnaître qu’un avocat de Google avait rédigé l’essentiel de sa déposition. Charitable, la juge a suspendu l’audience pour laisser Thomas Turvey « s’échapper et profiter de son jeudi ». Au quatrième jour du procès, le gouvernement américain avait perdu un témoin clé.

 

 

Comment arriver à un prix unique ?

Le 13 juin, huitième jour de débat, Eddie Cue est entré en scène. A l’aise, sûr de lui sans être arrogant, il a reconnu l’évidence : oui, il a d’abord présenté des contrats d’agence à tous les éditeurs, pour les laisser augmenter les prix comme ils le souhaitaient, dans certaines limites afin de ne pas être hors marché. Le seul point important était qu’Apple obtienne ses 30 % de remise comme sur tous les contenus de ses stores, sans exception. Mais il s’est aperçu qu’il ne pourrait pas inclure une clause obligeant les éditeurs à imposer un contrat d’agence et ces mêmes prix à tous les revendeurs : c’était illégal, pour le coup. Il fallait quand même trouver le moyen d’arriver à un prix unique, sinon l’iBookstore partait perdant. Il a donc ajouté une subtilité proposée par Kevin Saul, jeune juriste du groupe : la clause de la nation la plus favorisée (1). Elle prévoyait que si un concurrent, Amazon par exemple, sans contrainte de contrat d’agence et toujours libre de ses prix, vendait un livre à 9,99 dollars, Apple n’était plus tenu de respecter le barème éditeur de 13, 14 ou 15 dollars, mais pouvait s’aligner sur 9,99 dollars, tout en prélevant ses 30 % de marge. Ce qui ne laissait plus que 7 dollars de revenu à l’éditeur.

 

Un moyen puissant, diabolique selon le DOJ, de contraindre les éditeurs à présenter ces contrats d’agence et leurs barèmes à tous leurs revendeurs, Amazon y compris. Pour Eddie Cue, il s’agissait juste d’une incitation naturelle, d’un outil de la vie des affaires, et il n’a rien voulu reconnaître d’autre : il n’a organisé aucune collusion entre les éditeurs, il n’était pas au courant de leurs échanges, il ne savait pas comment ils allaient se débrouiller avec Amazon qui les effrayait tant, etc. Et le ministère n’a pu produire aucune preuve irréfutable d’organisation ourdie par Apple, même s’il a étalé un faisceau d’indices concordants, dont cette fameuse clause, mais qui n’a rien d’illégal en tant que telle. Un brouillon de mail de Steve Jobs qui reconnaît benoîtement la manœuvre, des déclarations à son biographe sur le même ton, ou à un journaliste du Wall Street Journal, peuvent être gênantes, mais pas forcément probantes. « Donc, nous avons dit aux éditeurs : "nous appliquons ce modèle d’agence dans lequel vous fixez les prix et nous avons nos 30 %, et, oui, le client paie un peu plus cher, mais c’est ce que vous voulez de toute façon" », avait-il notamment expliqué à son biographe, citation que le DOJ a projetée sur un écran au tribunal. A la lumière du système d’évasion fiscale découvert depuis, la déclaration du patron d’Apple apparaît encore plus cynique qu’en 2011.

Le plus paradoxal est que le système de l’iBookstore était moins rentable pour les éditeurs que leurs accords antérieurs avec Amazon, ainsi que l’expert du ministère a dû le reconnaître. Un livre papier au prix public de 26 dollars était facturé 13 dollars en version numérique à Amazon, qui le revendait à perte à ses clients, dans sa stratégie de conquête de marché par le dumping, ce qui est également anticoncurrentiel selon la loi américaine. Mais à 15 euros de prix public dans l’iBookstore (le maximum prévu), il ne rapportait plus que 10,5 dollars à l’éditeur, une fois la commission déduite. Les cinq éditeurs ont même perdu des parts de marché face à Random House, qu’Amazon a outrageusement favorisé pour le récompenser de son non-alignement. Ils ont consenti ce sacrifice afin de bloquer la spirale mortifère enclenchée par le Kindle. Et ils l’ont fait avec Apple parce qu’ils ont supposé la firme capable de tenir tête, techniquement et commercialement, à leur redoutable client. Barnes & Noble, Google, Kobo, Sony ne leur inspiraient pas la même confiance. Apple n’a donc pas contraint les éditeurs à augmenter leurs prix, mais il a juste exploité leur ardent désir de le faire, ayant bien compris que ces ebooks à 9,99 dollars les minaient littéralement.

 

 

Où sont les gagnants ?

Ce procès est traversé de nombreux autres paradoxes. L’accusé est l’acteur qui était le plus faible sur ce marché numérique, puisqu’il partait de zéro, face un concurrent en situation quasi monopolistique, vendant à perte et obligeant ses concurrents moins solides à le suivre, pour les ruiner. Finalement, Apple a juste forcé Amazon à gagner de l’argent sur tous les ebooks, best-sellers y compris : dès février 2010, le cybermarchand demandait ses 30 % sur ses nouveaux contrats d’agence. Enfin, le jugement, quel qu’il soit, n’aura pas d’effet sur le marché : depuis qu’ils ont accepté la transaction, les éditeurs ont dénoncé leurs contrats avec l’iBookstore, et cette fameuse clause de la nation la plus favorisée, qu’Apple n’aurait même pas utilisée. Selon Eddie Cue, il a été vérifié, à la main pendant quelques mois, sur 300 titres environ, que les prix étaient à peu près alignés. L’essentiel des contrats étant respecté, cette corvée a été vite abandonnée. Aujourd’hui, Amazon ne brade plus systématiquement les best-sellers : Inferno, le dernier Dan Brown, est à 17,05 dollars sur le Kindle, moins discounté que la version papier sur Amazon (15,99 $). En revanche, il est à 12,99 dollars dans l’iBookstore, dont la part de marché plafonne à 20 %. « Un échec », a souligné perfidement le DOJ.

 

Le ministère a demandé contre Apple l’interdiction de tout contrat d’agence pendant deux ans et de l’usage d’une clause de nation la plus favorisée pendant cinq ans. Aucune amende n’a été requise. Si Apple est jugé coupable, un autre procès attribuant des dommages-intérêts aux clients lésés par la hausse des prix sera organisé. Mais le groupe a évidemment les moyens de payer les honoraires d’Orin Snyder pendant plusieurs années, jusqu’à la fin des recours possibles. La juge n’a pas indiqué de date concernant sa décision, mais le service de presse a laissé entendre qu’elle pourrait être rendue dans les deux mois. <

 

(1) Cette clause vient des traités de commerce internationaux : un pays s’engage à accorder à un autre les conditions les plus avantageuses qu’il pourrait conclure ultérieurement avec un troisième.


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