Livres-Hebdo : En Corée, Le Grand Magasin des rêves de Lee Mi Ye culmine à plus d'un million de lecteurs (web et papier confondus). Comment expliquer ce phénomène ?
Pierre Bisiou : Le thème du roman est sans aucun doute son premier argument. Les dormeurs de cette fabrique des rêves n’en gardent aucun souvenir au réveil, mais en réalité, chaque nuit, ils se rendent dans cette ville pour y acheter des rêves. Et parmi tous les points de vente, le plus ancien, le plus prestigieux, le plus fourni en songes les plus variés et de haute qualité, c’est le Grand Magasin des Rêves, et son fabuleux directeur, Monsieur Dollagoot. Au cours du roman, nous allons découvrir les coulisses de cet endroit extraordinaire, en suivant les pas de Penny, une jeune fille dont le premier jour d’embauche dans le magasin ouvre le livre.
Le récit est simple et efficace, puisque chaque chapitre est l’occasion d’une nouvelle aventure pour Penny, après qu’en introduction elle a visité tous les étages du magasin. Là, elle a fait la connaissance de chaque gérant – un par étage –, tous ayant à la fois une personnalité propre, toujours très marquée, associée à un type de rêve. Tout s’enchaîne donc très naturellement, même si les surprises sont nombreuses.
Ce dispositif narratif assez basique ressemble au phénomène de librairie nippon Toshikazu Kawaguchi, l'auteur du best-seller Tant que le café est encore chaud…
Disons que Le Grand Magasin des Rêves appartient au genre healing novel, [« la fiction qui répare »] qui effectivement connaît un succès colossal en Corée. Avec Kyungran Choi, ma co-traductrice, nous nous sommes efforcés de conserver la fluidité de cette écriture. Le style devait rester très abordable et satisfaisant pour tous les publics. D’ailleurs, certains des titres publiés en Corée dans cette catégorie du healing novel se trouveraient probablement, dans les librairies françaises, au rayon – de mieux en mieux fourni – des livres young adults. Le dispositif commun est ce système : un chapitre/un histoire, et toujours centré sur un lieu : le grand magasin des rêves, une épicerie, une libraire, un café, etc.
Au fond ces livres rappellent le fonctionnement des séries qui font le succès des plateformes de streaming : un lieu central, deux ou trois personnages principaux, une action par épisode. Le tout avec un habile dosage de descriptions et de dialogues.
Depuis quelques années, la Corée s'est imposée tant sur le plan cinématographique (Parasites de Bong Joon-ho, les séries TV comme Squid Game) que musical (K-Pop)… pourrions-nous assister à un phénomène équivalent d'un genre littéraire populaire « made in Korea », une sorte de K-Lit ?
Oui, je crois totalement à cette notion de K-Lit. La Corée est un pays qui ne s’est ouvert qu’assez récemment au-delà de l’Asie. D’une certaine façon, sa littérature s’est donc développée de façon très autonome. La conséquence de cette – relative – autarcie, c’est une grande singularité dans la façon de raconter les histoires, de bâtir des intrigues, de construire des personnages. Parfois cela peut surprendre, voire désarçonner le lecteur français, mais face à une littérature parfois globalisée à outrance, la Corée propose d’autres schémas et c’est, à mes yeux, une de ses grandes richesses. D’ailleurs, les éditeurs français ne s’y trompent pas, qui traduisent de plus en plus d’auteurs coréens – qui sont souvent des autrices, c’est aussi un point remarquable de cette littérature – dans tous les styles, polars chez Rivages, littérature contemporaine classique chez Gallimard ou Grasset (publié par cette maison, Impossibles adieux de Han Kang a reçu le Médicis étranger 2023), dystopie chez Robert Laffont, webtoons chez Delcourt ou Albin Michel. La K-Lit est déjà une réalité et, me semble-t-il, un vrai plaisir pour ses lectrices et lecteurs.