On n’a rien contre Bob Dylan, bien au contraire. Mais le barde américain septuagénaire pouvait attendre. Personne ne l’empêche de chanter, ni de s’exprimer. Asli Erdogan, elle, aurait en revanche eu grand besoin du prix Nobel de littérature, du fond de sa prison pour femmes de Bakirköy, "située symboliquement, écrit-elle dans un courrier du 16 octobre (1), entre un asile psychiatrique et un ancien hôpital pour lépreux", où elle est incarcérée depuis le 17 août, comme près de 40 000 autres Turcs, écrivains, journalistes, intellectuels, professeurs, magistrats, officiers… Son "crime" ? Avoir été, depuis son retour dans son pays au milieu des années 1990, de tous les combats en faveur des libertés, des droits de l’homme - et des femmes -, avoir milité pour la cause kurde tout en condamnant les extrémistes et pour la reconnaissance du génocide arménien par les autorités turques. Avec la dictature de Recep Tayyip Erdogan (sinistre homonymie) et de l’AKP, le sujet est moins que jamais à l’ordre du jour.
Femme de convictions, Asli Erdogan a notamment dénoncé, dès 1993, les conditions de vie des "migrants africains noirs" d’Istanbul, dans un article jamais publié, trop dérangeant pour le pouvoir. Ou participé au mouvement des "Mères du samedi", qui se rassemblent chaque semaine devant le Lycée français de Galatasaray, en plein cœur d’Istanbul, pour demander des nouvelles de leurs enfants "disparus". Ses idées, l’écrivaine et journaliste les a exprimées dans de nombreux articles, d’abord dans le journal de gauche Radikal, puis dans le quotidien d’opposition Ozgür Gündem, dont toute la rédaction a été arrêtée en même temps qu’elle, accusée d’être pro-kurde, et d’avoir soutenu le coup d’Etat manqué du 15 juillet, systématiquement réprimé depuis.
Dans cette affaire, Asli Erdogan joue le rôle du bouc émissaire, comme d’autres qu’elle saluait dans ses articles, Can Dündar, de Cumhuriyet, ou l’universitaire "pro-kurde" Meral Camir. Le public de France, où un mouvement de solidarité en sa faveur est en train de croître, connaissait ses livres, depuis La ville dont la cape est rouge (Actes Sud, 2003). Voici 29 de ses chroniques, poétiques ou engagées, dans lesquelles elle ne mâche pas ses mots. Le recueil s’ouvre sur son récit vécu de la nuit du coup d’Etat, relate les problèmes subis par son journal (saisies, censure…), ou son obsession de la Shoah. "Pourquoi écris-tu chaque semaine sur la mort ?" lui demande un lecteur : pour ne pas être complice, exiger la vérité, et la liberté de la dire.
Le seul moyen de tirer Asli Erdogan de sa prison où, gravement asthmatique, elle risque de mourir, c’est de parler d’elle, de la faire lire. Car "à ce moment précis, écrit-elle, le seul lien qui nous rattache à la vie est votre solidarité". Nous sommes tous Asli. Jean-Claude Perrier
(1) Publié dans Le Monde du 2 novembre.