Derrière le Mur, la plume. Octobre 1982. Le mur de Berlin est encore debout. Dans la caserne d'Adlershof, des hommes se réunissent autour d'une table. Certains sont en uniforme, d'autres en civil. Tous sont des fonctionnaires de la Stasi, le service de police politique et de renseignements est-allemand de sinistre réputation. Aux murs, les portraits d'Erich Honecker et de Lénine se font face. En bout de table, un homme d'une cinquantaine d'années ouvre son porte-documents et annonce à l'assemblée : « Chers compagnons de lutte. Aujourd'hui, nous allons étudier le sonnet. »
Pour comprendre cette scène inaugurale, il faut remonter le temps jusqu'au 8 juin 1945, quand l'avion de Johannes R. Becher atterrit à l'aéroport de Tempelhof au milieu de ruines calcinées. Poète et futur ministre de la Culture en RDA, Becher est convaincu que la culture doit occuper une place centrale dans la reconstruction du pays. Au cœur de son projet politique : la forme poétique du sonnet, dont la structure reflète à ses yeux « la conception marxiste du progrès de l'histoire ». « Le sonnet était un algorithme qui guiderait tranquillement les dix-neuf millions d'Allemands de l'Est vers la liberté. » Une utopie qui, avec le recul, paraît farfelue, mais qui, à l'époque, s'inscrivait dans « l'histoire d'un pays qui n'avait pas encore été lessivé de ses couleurs et de ses aspirations mais, au contraire, débordait d'espoirs utopiques, d'une ambition créative effrénée ».
À partir de 1959, des cercles d'écrivains se constituent dans les usines. « Prends la plume, compagnon ! » est leur mot d'ordre. Chaque secteur d'activité se dote bientôt de son propre cercle, accueillant parfois de futurs grands noms. Ainsi Le ciel divisé fut-il écrit par Christa Wolf dans une usine de construction de wagons. La police secrète est-allemande n'est pas en reste. Sous la houlette d'Uwe Berger, essayiste et poète séduit par la vision de Becher, le « Cercle de travail des tchékistes écrivains » voit le jour. Aux membres (femmes et hommes) assistant aux réunions, Berger inculque que « la poésie doit émouvoir et attiser le désir de remporter la lutte des classes ». « Ses ouailles devaient écrire des poèmes qui soient comme des chansons de marche : capables de les distraire des épreuves quotidiennes de la vie de soldat tout en concentrant l'attention sur la destination idéologique à l'horizon. » Le cercle des poètes de la Stasi est une plongée fascinante dans une époque révolue dont Philip Oltermann, journaliste originaire d'Allemagne de l'Ouest travaillant pour The Guardian, ressuscite l'élan créatif et utopique mais aussi les espoirs déçus de ceux qui y ont adhéré. Cet excellent essai rétablit de la nuance dans un récit dont nous avons, à l'Ouest, uniquement retenu le désenchantement une fois le mur de Berlin tombé. Notre culture et notre imaginaire en ressortent rassasiés.
Le cercle des poètes de la Stasi
Seuil
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 20 € ; 224 p.
ISBN: 9782021537215