Comme des dizaines de milliers de citoyens turcs, impossible de connaître leur nombre exact, intellectuels, universitaires, journalistes, magistrats, hommes politiques, militaires, Ahmet Altan a été arrêté en 2016, après le putsch manqué du 15 juillet contre le régime tyrannique du président Recep Tayyip Erdo?an. Journaliste (il a notamment été rédacteur en chef du grand quotidien Milliyet), écrivain à succès (son roman Tromper, notamment, paru en 2002, s'est vendu à 500 000 exemplaires dans son pays), Ahmet Bey, comme on l'appelle avec respect, est aussi le fils de Çetin Altan, qui fut député socialiste au Parlement en 1967 et opposant résolu à la dictature militaire. Cela lui valut d'être condamné à quelque deux mille ans de prison ! Le fils a donc de qui tenir, et marche dignement dans les pas de son père.
Depuis le 10 septembre 2016, 5 h 42, Ahmet Altan vit une sorte de cauchemar. Arrêté sans motif en compagnie de son frère Mehmet, qui partage les mêmes convictions et le même combat, il a été détenu sans procès jusqu'en 2018, avant d'être condamné par un juge aux ordres du pouvoir, en quatre minutes, à la « perpétuité aggravée » (qu'est-ce que ça peut bien pouvoir dire ?), accusé d'être un « putchiste religieux », lui, l'athée, puis à six années supplémentaires ajoutées à la perpétuité ? Kafka doit se retourner dans sa tombe, pour être un « terroriste marxiste ». Aux dernières nouvelles, sa peine a été confirmée en appel, puis cassée par la Cour constitutionnelle, mais il n'a pas été libéré pour autant. Il est toujours détenu, avec deux autres prisonniers : un jeune enseignant très pieux, et un haut gradé de l'armée qui ne comprend vraiment pas ce qu'il fait là.
Tout ce calvaire ubuesque, Ahmet Altan, qui explique qu'il peut écrire « n'importe où », y compris dans « le bruit et l'agitation », et aussi en public, donc, a décidé de le raconter, de le transcender en œuvre littéraire, dans ces dix-neuf « textes de prison » qui nous parviennent aujourd'hui, en même temps qu'en Allemagne, en Espagne et en Italie. Mais pas, pour l'instant, en Turquie. Outre la précision du récit, chronologique, ce qui frappe le lecteur, c'est l'humour, l'autodérision dont l'écrivain fait preuve en permanence, que symbolise, au tout début, une phrase. Alors qu'il vient d'être arrêté pour la première fois, dans la voiture qui l'emmène, un policier lui offre une cigarette. Et lui de répondre : « Merci, je ne fume que quand je suis tendu. » Le ton était donné, celui de la résistance, naturelle, pourrait-on dire. De même, lorsque le découragement, dans sa cellule, manque de le gagner, il se souvient de son statut d'écrivain, et écrit, à l'attention de ses geôliers : « Vous pouvez me jeter en prison, vous ne m'enfermerez jamais. Car comme tous les écrivains, j'ai un pouvoir magique : je passe sans encombre les murailles. »
Son recueil s'intitule : Je ne reverrai plus le monde. Fasse le ciel, avec l'aide de la mobilisation internationale, un peu molle il faut l'avouer, qu'il se trompe.
Je ne reverrai plus le monde : textes de prison - Traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes
Actes Sud
Tirage: 2 500 ex.
Prix: 18.5 euros ; 224 p.
ISBN: 9782330125660