Cent ans presque jour pour jour après sa mort, à 41 ans, le 5 septembre 1914, veille du début de la bataille de la Marne, paraît la première édition intégrale et chronologique (par ordre de rédaction des textes) de ce qu’il est désormais convenu d’appeler la poésie de Charles Péguy. Classification qui n’allait pas de soi, étant donné la façon, très moderne, dont l’écrivain bouscule les genres littéraires traditionnels, les réinvente : qui saurait dire si la Deuxième chansonnée (inédite en "Pléiade") de La chanson du roi Dagobert est prose ou poème, et si Le mystère de la charité de Jeanne d’Arc est poème ou pièce de théâtre ? Ce pourquoi le présent volume se substitue aux précédentes éditions de ses Œuvres poétiques complètes, procurées au début par le fils aîné de Péguy, en 1941, revues et augmentées en 1957 et 1975.
La partie poétique de l’œuvre de Péguy (qui comprend donc aussi son théâtre) a souffert jusqu’ici d’un double malentendu. Son effacement derrière l’œuvre en prose, celle du polémiste, du philosophe, du socialiste chrétien. Et le destin posthume du martyr, momifié dans son statut de "poète dévot et nationaliste", d’où sa récupération par Vichy durant l’autre guerre : ce n’est pas un hasard si la première édition de sa poésie dans la "Pléiade" date de 1941. Certes, l’inspiration de Péguy, héritier de la chanson de geste, de Villon, puise ses racines profondes, ses héros et ses héroïnes (le bon roi Dagobert, sainte Geneviève, Jeanne d’Arc surtout, sur qui il a écrit depuis ses débuts, en 1897) dans l’histoire de France. Et, après une jeunesse tumultueuse et résolument athée, il est revenu à la foi catholique de son enfance orléanaise, en 1907. Mais ces étiquettes qui lui ont été infligées sont réductrices, et surtout dissuasives pour le lecteur moderne.
Or, la poésie de Péguy est tout ce qu’il y a de plus contemporain, même en alexandrins. Plus accessible, plus "populaire" que sa prose, plus "dépouillée", disait-il, elle est surtout conçue pour être lue à haute voix. D’où son interpénétration avec le théâtre, et les indications scéniques, fréquentes, portées par l’auteur sur son texte. Son martèlement, ses répétitions quasi mnémotechniques - comme chez l’aède Homère ou dans le Mahabharata, dont son Eve, avec ses milliers d’alexandrins, a presque l’ampleur - ne sont pas si loin du slam d’aujourd’hui : "Les quatre Cardinales/Quadrangulaires,/Mais les Théologales/Triangulaires" "Les quatre Cardinales/Rectangulaires,/Mais les Théologales/Triangulaires." Et si on entendait enfin Péguy ? J.-C. P.