Même avec des mots, même avec de la musique, il y a toujours chez Pascal Quignard de l'image. Ou disons que dans ses livres, à l'instar des vanités, ces natures mortes typiques de la peinture hollandaise du XVIIe siècle, tous les sens sont convoqués. Dans le genre pictural du Nord, c'était pour les condamner - fleurs épanouies, fruits blets, papillons et mouches, instruments de musique dans la composition du tableau soulignent combien notre sensuelle présence au monde est vaine. D'autres symboles de notre finitude - un sablier, un crâne y clament la seule vérité qui vaille : memento mori, souviens-toi que tu dois mourir.
Quignard, dans son nouveau roman L'amour la mer, n'oublie pas que la mort auréole le vivant mais il fait vibrer la sensorialité des corps de ses personnages sans jugement moral - ils font l'amour comme pour braver la nuit éternelle. L'amour la mer, c'est l'histoire de Thullyn, une jeune musicienne, élève de Monsieur de Sainte-Colombe, originaire de la Baltique, et Hatten, un musicien plus âgé dont elle tombe éperdument amoureuse. À travers ce couple voué à la brièveté de la passion et à la pérennité de sa brûlure, Pascal Quignard retourne à la fiction et à l'âge baroque. On est en 1652. La cour a fui Paris. L'auteur de Tous les matins du monde nous plonge dans une France secouée par la Fronde et les conflits religieux. Le duc de La Rochefoucauld, allié du Grand Condé, est blessé sur une barricade ; Georges de La Tour, maître du clair-obscur, succombe à la peste qui ravage la Lorraine ; Charles Fleury, sieur de Blancrocher, célèbre joueur de luth, meurt en tombant dans l'escalier...
Gloire militaire, couronne des muses - nul or qui ne se ternisse, pas de lauriers qui ne se flétrissent... Et pourtant le baroque aime les monuments, affectionne le marbre pour prolonger le deuil de ceux qui partent, les vers ou les notes pour faire chanter la tristesse de ceux qui restent. Le claveciniste Froberger compose un Tombeau pour Monsieur de Blancrocher. Ce n'est pas exactement un morceau, plutôt une succession de pièces musicales aux mouvements variés, quoique liées entre elles par une même tonalité et unifiées par le style. Froberger invente la « suite ». Au sein du groupe jouent Hatten et aussi cette beauté balte. Thullyn se donne à Hatten dont elle admire tant le génie. Hatten compose en improvisant, il ne publie rien, de son art il n'entend rien figer ni léguer : l'immanence de l'instant lui suffit, la peau de Thullyn le contente. Sans œuvre ni enfant. Comment la vie, l'amour peuvent-ils durer ? Thullyn s'enfuit en Suède. Elle contemple les vagues. « Et la mer et l'amour ont l'amer pour partage. »
L'amour la mer
Gallimard
Tirage: NC
Prix: 22 € ; 400 p.
ISBN: 9782072805387