Inutile de chercher sur une mappemonde l'île d'Antipodia, qui porte bien son nom : c'est un confetti inhospitalier, situé au milieu du grand rien antarctique. C'est là que ce nomade de Coatalem, que l'on croyait alangui dans les moiteurs tropicales, a situé son nouveau roman, un huis clos entre deux personnages hors normes, des losers magnifiques que des accidents de la vie ont conduits à accepter cet exil qu'ils aimeraient bien croire provisoire. Du moins Albert Paulmier de Franville, dit Gouv, le gouverneur, muté là pour deux ans par un Quai d'Orsay qui n'a guère apprécié ses frasques avec de très jeunes Asiatiques. François Lejodic, lui, dit Jodic, s'est engagé volontairement afin d'oublier son chagrin d'amour, Virginie. Et ce n'est pas Bobetta, la vaillante actrice suédoise des films pornos que les deux hommes regardent parfois ensemble dans leur baraquement, toute hiérarchie abolie, qui la remplacera et le réchauffera.
La journée, Gouv et Jodic travaillent à la gestion de leur petit Sainte-Hélène pour le compte de La Glaciale, la compagnie fermière qui administre ce puzzle qu'on appelle les TAAF, les Terres australes et antarctiques françaises. Seule mission d'Antipodia, en dehors des dimensions stratégique et scientifique, offrir un refuge à d'éventuels bateaux en perdition dans ces parages quasi impraticables.
L'après-midi, Jodic, qui a quartier libre, s'occupe de leur troupeau de chèvres, et joue les Robinson. Il a aussi, hélas, découvert le reva-reva, une plante merveilleuse en décoction qui, prise en quantité modérée, procure une douce euphorie. Mais, si on en abuse, elle rend cinglé, parano et violent. Et Jodic en abuse, justement, qui devient petit à petit un camé halluciné. Il patrouille, déguisé en Indien peint et emplumé. Pendant ce temps, Gouv, handicapé par une très vilaine blessure, assiste impuissant au naufrage de son second, qu'il note réglementairement dans son Journal de bord. C'est l'arrivée sur Antipodia de Moïse, un pêcheur mauricien noir, naufragé, qui va servir de catalyseur et déclencher une catastrophe finale que l'auteur laisse présager comme inéluctable.
Le gouverneur d'Antipodia est un livre à part dans l'oeuvre de Jean-Luc Coatalem, récit de voyage dans un univers qui n'existe pas, et parabole où l'écrivain s'amuse à revisiter les classiques, notamment Robinson Crusoé, qu'il pousse encore plus vers l'absurde et la cruauté. La construction, assez subtile puisque alternant quatre narrateurs - les trois déjà présentés, et, Capitaine Raymond, le patron-pêcheur qui a jeté Moïse à la mer à la suite d'une querelle professionnelle -, est parfaitement maîtrisée, comme la progression dramatique, toute en crescendo. Les personnages ont de l'épaisseur, et de l'humanité. Quant au fondement du roman, ce pourraient être les conséquences, sur des individus fragiles, du choc entre culture et nature. C'est brillant et, comme toujours chez Coatalem, impeccablement écrit. Un petit chef-d'oeuvre glacé et sophistiqué.