Né en 1949, Oji Suzuki mène dans sa jeunesse une vie de bohème dans le quartier de Shinjuku à Tokyo, dans un Japon porté par la croissance économique mais également marqué par des révoltes étudiantes et un essor de l'avant-garde artistique. Après avoir été un temps SDF puis avoir vécu de petits boulots, il se tourne vers le manga à la fin des sixties. D'abord assistant chez Shigeru Mizuki, il devient un auteur phare du magazine Garo, où s'est inventé le gekiga, ou manga pour adultes. Oji Suzuki et quelques auteurs de sa génération ont appris les leçons de Yoshiharu Tsuge. Autofiction, introspection, rêveries psychanalytiques, gommage des frontières entre fiction et réalité... Oji Suzuki reprend à son compte les innovations du maître. Il va même parfois encore plus loin dans l'abstraction et le stream of consciousness, comme en témoigne ce recueil d'histoires courtes, écrites pour la plupart dans les années 1970-1980.
Dans ces récits dessinés à grand renfort de hachures, au fil de l'eau (et sans crayonné, comme le révèle en postface le traducteur Léopold Dahan), une jeune fille dévale les routes de campagne à moto et rêve face à l'océan ; des mangakas crève-la-faim passent un drôle de 1er de l'an, entre souvenirs et rêves, des légendes plein la tête ; un narrateur se rappelle une amie, jeune serveuse de bar qui a connu une fin tragique ; la déambulation de trois jeunes hommes dans le Tokyo interlope dégénère dans un bar ; deux amis qui ont l'air complice finissent par se séparer, ne partageant pas les mêmes rêves ; un auteur de manga se saoule et prend des cachets, divague dans Tokyo, raconte ses beuveries et finit en cellule de dégrisement...
À travers ces histoires fragmentées et riches en ellipses, Suzuki raconte les amitiés fragiles, les rencontres fugaces, les défaillances de la mémoire, la solitude, la fuite, l'errance. Introspection, fiction et éléments autobiographiques se télescopent. Des bribes de souvenirs, de conversation, de pensées s'entrechoquent. Si elles paraissent parfois hermétiques, ces histoires n'en sont pas moins poétiques - une poésie que renforce l'omniprésence des éléments, pluie, vent, en toile de fond. « Savez-vous où se trouve le quartier où vivent les rêves ? » Cette question sibylline − posée par un petit garçon en vadrouille, héros énigmatique du récit « Navires » −, est à l'image de ces histoires courtes. Insaisissables, oniriques, romantiques.
La fille à la moto Traduit du japonais par Léopold Dahan
Atrabile
Tirage: 1 500 ex.
Prix: 22 € ; 224 p.
ISBN: 9782889231164