Théâtre du réel. Dans son premier album, Beverly, prix Révélation à Angoulême en 2018, puis dans Sabrina, la première BD à avoir été sélectionnée pour le Booker Prize, le jeune auteur américain Nick Drnaso auscultait une société américaine rongée par l'ennui, la paranoïa, le rejet de l'autre et les fake news. Dans Acting Class, il poursuit ce travail d'entomologiste de la middle class US à travers un groupe hétéroclite de personnes réunies par hasard dans un cours d'improvisation théâtrale. Y participent Thomas, un modèle de nu artistique, Gloria et sa petite-nièce Beth, Rayanne qui couve Marcus, son fils de 3 ans, l'effacé Lou qui habite dans un réduit sous un escalier, l'insaisissable Angel, souvent absente de son job. Il y a aussi Rosie et Dennis, dont le mariage bat de l'aile, Neil qui cache un sombre secret et effectue un travail d'intérêt général, et Danielle, la kiné, virée sans préavis suite à la plainte d'un patient. Ce cours, gratuit pour commencer, est dirigé par l'énigmatique John Smith.
Le récit entrecoupe les exercices d'improvisation de séquences où les personnages dévoilent un peu de leur vie. Incapables d'échapper à la réalité même lorsqu'ils jouent un rôle, ils révèlent leur intimité, leurs existences moroses. Sous le trait lisse, minimaliste, de Nick Drnaso, hérité de Chris Ware et d'Adrian Tomine, leurs expressions sont figées, leurs visages reflètent leur banalité, leur fragilité, leur angoisse face à la vie et aux autres. John Smith le leur dit sans ambages : « Je suppose que vous êtes tous venus ici parce que vous avez le sentiment d'être inadaptés [...] ? » Désespérés ou désemparés, ils acceptent sans trop de questions de s'en remettre à cet inconnu, dont les cours représentent l'espoir d'un changement. Mais quel est le véritable but de John Smith ? Au fur et à mesure de ses directives et de ses exercices parfois cathartiques, la réalité et le jeu se mêlent de plus en plus intimement, de plus en plus dangereusement. Les frontières entre la vraie vie et la comédie se brouillent, jusqu'au malaise, jusqu'à la paranoïa d'une fin inquiétante. Pour marquer cette porosité, Nick Drnaso utilise habilement les décors et l'apparence des personnages, qui varient au gré des scènes réelles ou jouées.
À travers ce portrait de groupe, Nick Drnaso dessine une Amérique de la solitude et de la précarité, où les rapports humains sont distendus. Il s'interroge sur la personnalité que l'on adopte en société : est-elle différente de celle qu'elle que l'on incarne dans l'intimité ? Peut-on se réinventer ? Avec le personnage de John Smith, mi-gourou, mi-charlatan, il donne à réfléchir sur la manipulation et la vulnérabilité. Dérangeant, ce roman graphique distille une inquiétante étrangeté et une tension qui culmine dans les incertitudes de son dernier acte.