Les natures mortes sont des arrêts sur image, ou plutôt des images de l'arrêt, d'une vie en suspens, le flux du
vivant figé en images. Les plus emblématiques natures mortes sont ce genre en peinture qu'on a appelé « vanité » - des compositions de fleurs et de fruits, entourés d'insectes virevoltants - papillons et mouches - et d'objets symboles de l'illusion du monde et du temps qui fuit - miroir, sablier, crâne. Toutefois, on n'appelle jamais le portrait de quelqu'un « nature morte ». Or n'est-ce pas de cela qu'il s'agit : fixer le dessin d'un être en tentant d'en saisir ce qui l'anime, ce qui le constitue - son élusive forme, son ineffable personnalité.
Dans Les portraits de Laura Bloom de Philippe Renonçay, Emmanuel Lorne veut réaliser une installation photographique de 368 portraits de femmes, ou peut-être de la même, puisqu'elles ont en commun d'avoir disparu. L'art de Lorne est surtout travail de retouche, il trafique l'image, la pervertit en vue de pointer ce qui n'est pas là, il brouille les pistes, comme dans cette série sur la guerre, où il fait apparaître sur de vieilles photos de groupe de soldats des combattants anachroniques, d'autres batailles, vêtus d'uniformes d'autres armées.
« Vous possédez un talent insolite pour repérer les absences [...]. Je me suis même fait la réflexion que vous étiez au fond un photographe apostat », lui dit Hubert Leutze, autre personnage énigmatique - pléonasme, toutes les dramatis personae sont énigmatiques chez Renonçay. Leutze est un taxidermiste de renom, « un magicien et un sorcier » selon son ami le commissaire Ponge, un Prospero qui a pris sous son aile un « enfant sauvage », un jeune Lituanien, doté d'une mémoire d'éléphant. Il a un projet dément de livre, une sorte de Défense et illustration de l'art de naturaliser, une Histoire universelle des animaux empaillés. Quoiqu'il ait usé la patience de plus d'un éditeur, il poursuit son entreprise en ayant recours aux services Lorne. Taxidermiste et photographe, n'est pas un peu le même métier ? Entretenir la flamme du vivant, ou plus exactement, son illusion. Comment ne pas vouloir retenir qui l'on aime ? C'est une version insidieuse de l'arroseur arrosé, celui qui est pris dans les rets veut attraper avec un filet.
Laura Bloom est une perpétuelle fugitive, elle a un petit boulot dans un magasin de photographie, c'est par ce biais qu'elle rencontre Lorne, pour lequel elle finit par poser et dont elle devient la maîtresse. Selon une autre version, c'est à l'occasion de la projection d'un film de Pasolini qu'ils font connaissance. Peu importe à Renonçay la véracité d'une histoire, tout est vraisemblable et rien n'est univoque. Qui est Laura Bloom ? Ce n'est pas parce qu'on photographie un corps sous toutes les coutures et qu'on le connaît intimement qu'on connaît la personne, ou qu'on puisse la posséder. A moins de la chosifier... L'empailleur Leutz aussi eut un grand amour.
On retrouve dans ces Portraits de Laura Bloom les obsessions de l'auteur : le mystère de l'image, le Mal diffus, l'amour en fuite, l'ubiquité de la mort, une esthétique macabre (on se souvient de Dans La ville basse (Climats, 2003) et ce tronc de femme mutilée au fond d'une cale de bateau)... et l'atmosphère d'angoisse sourde, enquête résolution, touches empreintes de silence, dialogues au charme cinématographique. Renonçay, c'est Borges meets David Lynch.
Les portraits de Laura Bloom
Buchet-Chastel
Tirage: 2 000 ex.
Prix: 16 euros ; 208 p.
ISBN: 9782283031254