Malgré son accent anglo-saxon, le terme d'« addiction », qui s'est imposé à la place de « toxicomanie », vient du latin ad-dictus, « être dit par » : il désigne l'esclave romain sans nom voué à être nommé par le maître. Il dit bien le rapport de servitude, l'assujettissement à une « dette impayable parce qu'illimitée », note l'auteur d'Éloge de la dette (Puf, 2012) pour qui « dette et drogue sont intimement liées ». Mais l'addiction n'est que la forme pathologique de la dépendance et c'est plus largement cette dépendance qui relève du corps autant que de l'âme, cette condition dévalorisée, que Nathalie Sarthou-Lajus se propose de penser, et de traiter, en philosophe. La rédactrice en chef adjointe de la revue Études, auteur de Sauver nos vies (Albin Michel, 2013), analyse la nature ambivalente de la dépendance : son côté obscur dans des addictions (à l'alcool, aux stupéfiants, à la consommation, aux jeux...) qui « apparaissent toutes comme des troubles du désir et du manque », mais aussi son potentiel bénéfique paradoxal. L'objet de cet essai est de révéler la « dimension vertigineuse de la dépendance ». Vertige qui désigne aussi bien l'attraction que la peur du vide, le risque mortel et l'abandon enivrant, l'autodestruction et l'élargissement de soi, comme chez l'amoureux et le croyant qui « incarnent alors des figures du désir qui met en mouvement, qui transporte, qui stimule ». Comment, cependant, parvenir à « remplacer les dépendances pathologiques par des dépendances plus heureuses » ?
La dépendance est notre situation originelle et notre condition de survie, rappelle la philosophe. Or, dans les sociétés néolibérales contemporaines qui ont promu la liberté, l'autonomie du sujet comme valeur suprême, la dépendance reste synonyme de stade infantile, de faiblesse, d'aliénation. Pourtant, elle est autre chose qu'un rapport de domination/sujétion. « Elle relève d'un réseau complexe de protection et de soutien. » Elle est interdépendance. Et peut être libératrice, pour autant que l'on supporte l'idée que « le recouvrement du manque est impossible ». Avec l'appui de la philosophie, de l'anthropologie, de la psychanalyse et de la littérature, Nathalie Sarthou-Lajus n'explore pas seulement les possibilités d'extension de notre liberté spirituelle, mais envisage aussi la dépendance comme un problème médico-social et une question d'éthique publique, en termes politiques donc, et interroge toute la philosophie du soin au travers, notamment, de la théorie du care. Dans nos temps plus « addictogènes » que jamais, réfléchir avec elle aux voies pour trouver l'autonomie dans la dépendance apparaît salutaire.
Vertige de la dépendance
Bayard
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 18,90 € ; 240 p.
ISBN: 9782227499263