L’homme de lettres anglais du XVIIIe siècle Joseph Addison fait son "Grand Tour" sur le continent et en rapporte une relation de voyage. L’une des choses les plus formidables - au sens étymologique - qui soit est, selon lui, la contemplation des cimes : "Les Alpes emplissent l’âme d’une agréable espèce d’horreur." Un vertige mêlé d’effroi qui vous élève vers les sommets autant qu’il vous plonge dans l’abîme de l’infini. On est peu de chose en effet. Ce sentiment dit du "sublime" - de l’au-delà de la limite - fut théorisé par Edmund Burke. Shaftesbury, contemporain d’Addison, notait quant à lui un enthousiasme inquiétant chez les huguenots chassés de France par la révocation de l’édit de Nantes, ces camisards des Cévennes enivrés de leurs propres paroles. Sublime, enthousiasme, ferveur fanatique ont à voir avec la soif d’absolu des hommes devant leur insignifiance au regard du cosmos. "Le sublime, comme le formule si bien l’auteur de Théorie du kamikaze Laurent de Sutter, est l’expérience de la catastrophe de l’être ; il est l’expérience de son renversement, comme on le dirait d’un roi de son trône." De Sutter analyse ici la figure du kamikaze à l’ère des attentats suicides, dont les dernières vagues ont ensanglanté Paris fin 2015 et tout récemment Bruxelles, et dont le sidérant paradigme demeure le 11-Septembre. Retraçant la généalogie de ce terrorisme "explosif", il rappelle que l’invention de la dynamite dont fut victime en 1881 le tsar Alexandre II inaugura une dimension spectaculaire dans le registre de l’assassinat. C’est que "le kamikaze est un être esthétique : il appartient au régime des apparences, dont il sature pour un moment l’écologie entière, rendant invisible tout ce qui n’est pas le flash de l’explosion supposée l’emporter dans une apothéose de lumière". L’ère de l’image a amplifié ce goût pour la débauche pyrotechnique - la "destruction porn", expression de l’animateur de télévision Stephen Colbert à propos du film catastrophe 2012 de Roland Emmerich. De Kant à Zizek en passant par Baudrillard, Agamben ou Lacan, ce passionnant essai questionne le mal radical et pointe un aspect paradoxal du kamikaze : sa mélancolie, "la mélancolie de ceux qui ne parviennent pas à croire, mais qui font tout pour prouver qu’ils croient tout de même". Détruire le monde et soi avec, pour se convaincre qu’il y a bien quelque chose de réel à détruire. S. J. R.