Le scandale, la censure, feraient vendre. Rien de plus faux, hélas…
Chaque année depuis 1982 se tient aux Etats-Unis la
« Banned Books Week », autrement, dit une mise en avant du phénomène de censure propre aux bibliothèques américaines. On apprend dans les statistiques diffusées à cette occasion par des activistes bien minoritaires que près de 1 500 ouvrages ont été censurés – c’est-à-dire poursuivis, voire condamnés et
a minima dénoncés - pour des raisons de mœurs (« Explicite Sexual Content »).
Et que, dans neuf cas sur dix, les dénonciations sont le fait de groupes de parents de jeunes yankees, encouragés sans doute par une société qui a créé le fameux logo « Parental Advisory », apposé depuis des années sur les pochettes de disques (ou de ce qui, dans le monde numérique, les a remplacées).
Rappelons que, en France le phénomène des parents zélés est plus rare. Citons, pour mémoire de ces dernières années, cette enseignante qui avait été emmenée en garde à vue pour avoir osé fait lire à ses élèves un roman d’Agota Kristof édité en Points ; ou encore la fameuse bande dessinée
Les Passagers du vent, qu’une Circulaire du ministère de l’Education nationale avait pendant quelques jours condamné, après qu’un service dudit ministère avait accordé crédit à un courrier au sein duquel avaient été isolés deux ou trois cases montrant le début d’une gorge féminine ou mettant en scène un boucanier fumant une pipette au tabac sans doute très aromatisé.
Les plaintes, en France, émanent surtout d’associations (Promouvoir, l’AGRIF, L’Enfant bleu, La Mouette, etc.). Celles-ci sont souvent des cache-sexes, dans tous les sens du terme, des officines officielles de l’extrême droite ou de l’intégrisme catholique (toujours vigilant et conforté par le succès des très nauséabondes « manifs pour tous »).
La privatisation de la censure est d’ailleurs complète puisque les sanctions demandées, de ce côté-ci de l’Atlantique, sont la plupart du temps économiques : des dommages-intérêts en pagaille, une classification en X (ce qui réduit sensiblement les salles autorisées à accueillir le film, puisque, à Paris, il en reste… une seule).
L’interdiction en tant que telle est peu sollicitée. Pareille demande est de nos jours de mauvaise politique (tout est affaire de communication dans un monde entièrement privatisé), ne rapporte pas plus de publicité que l’annonce du procès (mieux vaut un bon communiqué à l’AFP qu’une obscure victoire au tribunal), et s’avère moins rentable que l’obtention de dommages-intérêts. « Au mieux », les poursuivants demanderont presque à demi-mots le retrait d’un simple passage, ce qui, en pratique, revient pour l’éditeur à recommencer entièrement la fabrication le livre : et donc à ne pas le ressortir de l’oubli et du gouffre financier dans lequel le seul rappel des exemplaires invendables l’aura englouti.
Car les chiffres américains nous apprennent aussi que seuls 15 % des 1 500 livres montrés du doigt – mis à l’index…- ont bénéficié d’un écho dans la presse du fait de ces poursuites.
Quant aux éditeurs, ils sont parfois accusés par un public, soit naïf soit complotiste, de chercher le procès pour doper les ventes.
Or, l’objectif d’une maison édition reste d’éviter la casse et en particulier la fatale interdiction. Les éditeurs gardent tous en mémoire les médiatiques et gigantesques « catastrophes » qu’ont été
L’Affaire Yann Piat ou
Le Grand Secret, promis best-sellers et arrêtés par des juges quelques jours à peine après leur mise en vente et leur accession aux têtes de gondoles des hypermarchés. Tous les producteurs gardent à l’esprit
Baise-moi, que le Conseil d’Etat, en le faisant retirer de toutes les salles convenables, tua commercialement. L’interdiction, par essence, ne fait pas vendre.
D’ailleurs, le simple scandale, la censure, le procès sont aujourd’hui de piètres arguments
marketing. Ils peuvent éveiller une vague curiosité, au mieux une indignation, mais ils ne vaudront jamais une vraie campagne promotionnelle dans les linéaires, en 3 X 4 dans le métro, en abribus, ou en ligne. Combien de poursuites, combien de condamnations pour si peu de colonnes de journaux ? Empiriquement, les spécialistes diront au moins quelques centaines, sans doute quelques milliers… à l’année ! Un Houellebecq, un Sade, une Despentes, un Guyotat, pour des cargaisons d’auteurs condamnés presque silencieusement, au Palais de justice.
Alors gardons le sourire – cet réjouissons nous malgré tout de lire en France - en examinant de plus près le Top 5 qui émerge de la Banned Books Week : parmi les livres les plus « bannis », en 2014, figurent
The Absolute True Story of a Part-Time Indian (
Le premier qui pleure a perdu) de Sherman Alexie,
Persepolis de Marjanne Satrapi et
The Bluest Eye (
L'oeil le plus bleu) de Toni Morrison…
Comment s’étonner ensuite que Donald Trump et une poignée d’autres illuminés, peu touchés par les Lumières, soient donnés parmi les possibles vainqueurs d’Hillary Clinton à la présidentielle américaine.