Un Flaubert politique ? Oui, évidemment ! Avec Michel Winock, il ne pouvait en être autrement. Son excellent Madame de Staël (Fayard, 2010, repris chez Pluriel) aussi était politique. Mais l'historien ne se contente pas de cela. Il nous propose un grand livre, intense, qui replace Flaubert dans la France de l'époque, mais qui ne délaisse pas son oeuvre. Bien au contraire. Il nous montre comment cet univers littéraire s'est nourri de cette France-là, pour s'en détacher, pour la détester, mais pour y revenir sans cesse.
Flaubert aura beau passer des heures dans les bibliothèques, le présent sera sa source pure. Il fut un gosse au moment de la révolution de 1830, un jeune homme lors de celle de 1848 et un adulte inquiet durant la Commune. Comme pour toute cette génération de Français nés vers 1820, les convulsions de l'histoire ont façonné sa vision du monde.
Alors forcément, la tentation est grande de juger ses atermoiements marqués par le XIXe siècle avec les critères du nôtre. Sartre le fit, Winock s'en défie. Il connaît trop bien l'histoire politique et intellectuelle pour savoir combien ces grilles de lecture anachroniques conduisent au fourvoiement. Tout juste concède-t-il à classer Flaubert du côté des anarchistes de droite, et encore...
Car l'homme qui essayait ses phrases dans son gueuloir après les avoir travaillées jusqu'à l'usure est avant tout un écrivain qui cherche en lui ce qu'il peut montrer des autres. Il est leur miroir qui donne à réfléchir. Michel Winock, qui goûte peu la tendance contemporaine de l'autofiction, nous le dit avec élégance. "Partir de soi est la démarche normale d'un écrivain, à condition... d'en sortir."
Sur ce chemin-là, Flaubert est allé le plus loin qu'il pouvait. Michel Winock nous le montre avec ses femmes, ses amis, sa soeur et sa mère adorée. Solitaire très entouré, ce géant (il mesurait 1,83 m) savoure Paris en gardant le meilleur pour sa Normandie. Même ses voyages lointains n'apparaissent que comme de la documentation, en même temps qu'il en rapporte quelques maladies...
Nerveusement atteint, mais pas autant que le voyait Sartre, mélancolique, intransigeant avec les autres mais d'abord avec lui-même, orfèvre du langage et brute sentimentale, Flaubert est un explorateur particulier : il découvre la bêtise dans un siècle qui se voulait intelligent.
Comme Bertrand Le Gendre qui a façonné son "autoportrait" chez Perrin, Michel Winock ne prétend pas rivaliser avec les spécialistes de l'ermite de Croisset. Mais son Flaubert a la force du Balzac de Rodin. Une masse. Quelque chose à quoi on se heurte et que l'on contemple avec une fascination teintée d'angoisse. Car derrière tout cela, il y a le mystère de l'oeuvre. Et cette étrangeté, Michel Winock se garde bien de la dissiper.