Après une phase de croissance inédite, le marché du livre ralentit. Les matières premières coûtent plus cher, le pouvoir d'achat des Français diminue, et les ventes baissent. Et le young adult, dans tout ça ? Pour Thierry Laroche, directeur éditorial de Gallimard Jeunesse, « on sort de deux très bonnes années, 2021 a été une année record, le début 2022 est plus difficile ». Même son de cloche chez Nathan Univers Jeunesse : « On constate les effets de la crise, au milieu desquels n'émergent que les hyper best-sellers », note Carola Strang, directrice éditoriale de la fiction étrangère. Chez Talents Hauts, « après l'engouement post-Covid, on sent qu'on revient à quelque chose d'un peu plus normal », estime l'éditrice Justine Haré. Le secteur profite toutefois des effets du Pass Culture, à en croire Natacha de Menditte, responsable jeunesse à la librairie Kléber, à Strasbourg. Quant au manque de papier, il n'a pas le même effet chez tous les acteurs. « Pour un petit label comme le nôtre, la réduction du rythme de parution permet une vie plus longue des titres en librairie », observe Delphine Nguyen, directrice de la collection Young Novel chez Akata.
Le pouvoir des plateformes
Le secteur young adult peut compter sur ses valeurs sûres, à commencer par les adaptations audiovisuelles de romans. Les plateformes de streaming, Netflix en particulier, peuvent « transformer un succès en best-seller », selon Claire Renault-Deslandes, directrice de publication de Castelmore, qui le vit depuis plusieurs années avec la saga The Witcher.
Cette année, ce sont À travers ma fenêtre, d'Ariana Godoy, roman espagnol issu de Wattpad, chez Hachette ; Qui ment ?, de Karen McManus, chez Nathan ; L'été où je suis devenue jolie, de Jenny Han, chez Albin Michel ; L'école du bien et du mal, série PKJ de Soman Chainani ; Les 7 vies de Léo Bellamy, de Nataël Trapp chez R, devenu Les 7 vies de Léa sur Netflix ; ou En route pour l'avenir, de Sarah Dessen, chez Lumen. Côté novellisations, Hachette continue avec un roman issu du film Liaisons dangereuses de Netflix, « une réécriture très young adult » du classique de Choderlos de Laclos sortie en juillet, et un récit préquel à la série Lupin, se déroulant dix ans avant.
Mais si les adaptations restent « un atout indéniable, à mesure que les contenus se multiplient, l'œuvre d'origine ne prend pas toujours », prévient Cécile Pournin, responsable éditoriale de Lumen. « Ce n'est plus comme il y a trois-quatre ans, quand ça vendait voire survendait le livre », affirme Glenn Tavennec, directeur éditorial de « R », collection young adult de Robert Laffont. Les adaptations ajoutent surtout de la durée à des titres qui se vendent déjà bien.
Le cas de Heartstopper d'Alice Oseman est exemplaire. Ce webcomic à succès qui raconte la romance entre deux lycéens, Nick et Charlie, a été publié en 2019 en français par Hachette Roman. L'authenticité de l'adaptation audiovisuelle, mise en ligne fin mai par Netflix, a élevé Heartstopper au rang de phénomène, touchant adolescents comme adultes. « La série Netflix a accéléré le succès bien installé de la BD », estime Cécile Terouanne, directrice éditoriale de Hachette Romans, qui publie à la fois le roman graphique, les novellas (Cet hiver et Nick et Charlie), et les derniers romans d'Alice Oseman, Loveless et I Was Born for This (à paraître en 2023). Ce succès se répercute sur Nathan Jeunesse, qui réédite et actualise sa traduction des deux premiers romans de l'autrice, L'année solitaire (2015) et Silence Radio (2017), dont on retrouve les protagonistes dans Heartstopper. Un univers partagé, désigné par les fans comme « Oseman-verse ».
Communautés de fans
Karen McManus chez Nathan, Casey McQuinston chez Lumen, Anne Robillard chez Michel Lafon... Des fandoms (communautés de fan) se forment autour de certains noms, qui développent leurs univers. Nathan a publié en janvier Concrete Rose, nouveau roman d'Angie Thomas qui s'intéresse au père de Starr, l'héroïne de The Hate U Give. Chez Scrineo, l'autrice Betty Piccioli prévoit un roman dans le même univers que Chromatopia. La collection « R », chez Robert Laffont, traite Vampyria, la série de Victor Dixen, « comme une licence, avec une BD chez Delcourt, un jeu de tarot avec 404 », explique l'éditrice Elsa Whyte. Natacha Derevistky, directrice éditoriale de PKJ, raconte que l'auteur Michel Bussi « a exprimé le souhait d'un projet à 360°, avec BD, romans et adaptation » pour sa saga jeunesse.
Lors d'un voyage aux États-Unis très suivi sur Instagram, Nine Gorman et Marie Alinho ont écrit à quatre mains La nuit où les étoiles se sont éteintes, puis Le jour où le soleil ne s'est plus levé, édités par Albin Michel. « Nous sommes à près de 40 000 exemplaires pour le premier tome depuis juin 2021, et le deuxième tome s'annonce très bien », déclarait en juin Marion Jablonski, directrice du département jeunesse d'Albin Michel. « Quand ils aiment un univers, les lecteurs de young adult veulent y rester », analyse Carola Strang de Nathan.
Quid du contenu ? « La romance est de rigueur », selon la libraire Natacha de Menditte. « On le voit dans le roman, mais aussi dans la lecture des webtoons, très pratiquée par le lectorat 15-25 ans, confirme Marion Jablonski d'Albin Michel. Le genre s'est réinventé en parlant de sujets LGBTQI+, et en racontant la naissance de l'amour d'une façon beaucoup plus ouverte qu'hier. » La romance se décline dans l'imaginaire, et règne sur le secteur, en partage avec la fantasy, omniprésente.
Floria Guiheneuf, de Scrineo, a constaté aux Imaginales 2022 une forte influence des sorcières. D'autres prédisent un retour des vampires, amorcé chez R (Vampyria) et PKJ (Assoiffés). « La littérature young adult est la nouvelle littérature populaire, résume Xavier D'Almeida, directeur de la collection PKJ. Elle est facile d'accès, sans les cases de la littérature adulte. Les lecteurs viennent chercher cette liberté. »
Imaginaire nord-asiatique
Les questions sociétales continuent d'infuser les récits young adult. Elles ne viennent plus seulement des États-Unis : Elsa Lafon, directrice générale de Michel Lafon, édite par exemple Les enfants des sables mouvants, roman fantastique de l'autrice germano-nigériane Efua Traoré. Chez Talents Hauts, Justine Haré propose « des titres de science-fiction ou de fantastique avec un point de vue sur l'écologie ». Elle remarque dans les manuscrits qu'elle reçoit « une envie d'apporter un message d'espoir, ou en tout cas d'engagement ! » Nathan a publié en août L'aube est bleue sur Mars, de Florence Hinckel. Un virus transmis par une étoile de mer contamine la planète, permettant de « mettre des mots sur le vécu de la pandémie par les adolescents, dans un cadre imaginaire », décrypte Carola Strang.
La vague Hallyu, la pop culture sud-coréenne, n'épargne pas le young adult. « On aurait tort de négliger l'attrait de l'imaginaire nord-asiatique sur la jeune génération », prévient Cécile Pournin, responsable éditoriale de Lumen. Elle prépare la traduction de The Girl who Fell under the Sea, roman de l'Américaine Axie Oh inspiré du folklore coréen. PKJ a publié début mai le best-seller coréen Amande, de Sohn Won-Pyung, qui a directement rejoint le Top 10 grand format de l'éditeur. Et Michel Lafon a lancé en mai la version papier de White Blood, série à succès initialement publiée sur la plateforme coréenne Webtoon.
Marion Jablonski, directrice d'Albin Michel Jeunesse et BD constate que « ce sont les mêmes lecteurs qui consomment webtoons et romans young adult, ce n'est pas aussi polarisé qu'avant ». L'image plaît à un lectorat qui ne se soucie guère des frontières. Le roman illustré connaît d'ailleurs « un renouveau enthousiasmant », constate Thierry Laroche chez Gallimard Jeunesse. L'éditeur prépare plusieurs projets illustrés, à commencer par la suite des Harry Potter vus par Jim Kay, et une version des Royaumes du Nord de Philip Pullman illustrée par Chris Wormell. Des projets autour d'univers français suivront.
Ce renouveau de l'illustration s'inscrit dans une tendance générale autour des beaux livres : grands formats, couvertures travaillées et jolis objets plaisent. « Les young adult adhèrent au poche pour des raisons d'accessibilité, mais quand ils peuvent collectionner les livres, c'est ce qu'ils préfèrent », affirme Marion Jablonski. La libraire Natacha de Menditte constate ainsi « une grande passion pour les livres de chez De Saxus », des ouvrages reliés grand format. « L'accent est de plus en plus mis sur le livre comme bel objet, confirme Cécile Pournin de Lumen. C'est favorisé par les réseaux sociaux, où les livres sont mis en scène. »
Réseaux : Sur TikTok, de la pub spontanée et virale
Des éditeurs voient les ventes de titres de leur fonds décoller soudainement grâce à des recommandations spontanées et virales émises sur TikTok. Pour le young adult, le réseau social est désormais incontournable.
TikTok est-il devenu l'épicentre de la prescription young adult ? Le réseau social chinois n'a en tout cas pas fini de faire parler les acteurs du secteur. Tous ont en tête le cas de Et ils meurent tous les deux à la fin, romance dramatique d'Adam Silvera racontant la rencontre entre deux garçons quelques heures avant leur mort. Paru en 2017 aux États-Unis, le livre s'est de nouveau retrouvé en 2020 dans la liste des best-sellers du New York Times après avoir été recommandé sur TikTok. C'est à ce moment là que les ventes en France, où il a été traduit chez Robert Laffont en restant « peu vendu », selon le directeur de collection Glenn Tavennec, ont vraiment décollé. Adam Silvera n'est pas le seul romancier à bénéficier d'une nouvelle aura grâce à TikTok. Gallimard Jeunesse avait publié en 2015 Nous les menteurs, d'E. Lockhart, aujourd'hui mis en avant par la communauté BookTok. « Les ventes s'envolent depuis deux ans », raconte Thierry Laroche. Chez Hachette Romans, les ventes de Mille baisers pour un garçon, de Tillie Cole, publié en 2016, « ont explosé après qu'il a fait l'objet d'une vidéo enthousiaste par une fan américaine », se souvient Cécile Térouanne, directrice de Hachette Romans, qui a ressorti le roman en grand format.
« Pour l'instant, TikTok reste spontané, les entreprises n'ont pas trop la main dessus », constate Claire Renauld-Deslandes, directrice de publication de Bragelonne, qui observe des pics de ventes sur des éditions collectors de Jane Austen publiées sous le label Milady. Cette spontanéité des recommandations participe au succès des livres, les lecteurs étant devenus « très conscients du marketing et des dispositifs commerciaux, et peut-être plus méfiants », estime Elsa Whyte, éditrice chez R. Les vidéos BookTok « plus désinhibées, pleine d'humour », selon Cécile Térouanne, sont moins spécialisées que les chroniques Booktube ou Bookstagram. Elsa Lafon, directrice générale des Éditions Michel Lafon, remarque que « certains tiktokeurs très suivis mettent en scène leur vie en permanence. À partir du moment où ils parlent d'un livre, ça peut vite partir ! »
Pour Quentin Gauthier, directeur marketing et communication de Nathan Univers Jeunesse, « sur TikTok, c'est surtout le partage d'émotion pure qui marche ». Les tiktokeurs mettent en scène les émotions qu'a suscitées leur lecture. On les voit pleurer, sangloter, plaisanter ou s'énerver sur la fin d'un roman, le tout dans des vidéos courtes et efficaces. Quentin Gauthier avance par ailleurs que « le phénomène n'est peut-être pas si nouveau, mais TikTok rassemble une part significative de la génération cible du young adult, c'est donc bien plus visible. »
Ces succès TikTok viennent surtout d'utilisateurs américains, et concernent donc des traductions en français de livres initialement parus aux États-Unis. « Les conséquences du phénomène en France montrent que la barrière de la langue n'est pas infranchissable pour les jeunes adultes français », observe Thierry Laroche. Chez Albin Michel, la directrice des départements jeunesse et bande dessinée Marion Jablonski vit désormais son propre phénomène TikTok... français, avec un titre de Nine Gorman. Cette romancière et booktubeuse, qui avait connu le succès sur Wattpad, écrit à quatre mains avec Mathieu Guibé. « Ashes Falling from the Sky, paru en 2018, est réapparu à l'été 2021 dans les meilleures ventes grâce à TikTok, assure Marion Jablonski. Cela a fait totalement redémarrer le dyptique ; Nine et Mathieu travaillent désormais sur un préquel, qui sortira en 2023. »
Contenus : Une diversité décomplexée
Ce n'est pas nouveau : féminisme, antiracisme et questions LGBTQI+ inspirent les autrices et auteurs de young adult, comme et leur lectorat. Ce qui change ? Les questions LGBTQI+, par exemple, « sont abordées de façon beaucoup plus décomplexée. Souvent c'était un sujet, maintenant ça fait partie d'un ensemble », estime Thierry Laroche, chez Gallimard Jeunesse, citant L'amour c'est pour les loosers, de Wibke Brueggemann, paru en mai. « Il n'y a qu'en young adult que les histoires d'amour homosexuelles sont mises en avant aussi naturellement », affirme Hélène Boudinot, de Castelmore. Elle a publié en mars le deuxième tome de L'empire d'écume, saga fantasy avec une romance lesbienne en intrigue secondaire.
Chez Talents Hauts, l'éditrice Justine Haré constate que les questions sociétales « s'ouvrent aux autres genres de la littérature ». Elle a publié en juin 2021 Les immémorants, de Solène Ayangma, récit de science-fiction avec des personnages homosexuels. Avec respectivement One Last Stop, de Casey McQuiston, et Six mois par an, de Clara Duarte, Lumen et Hachette Romans mélangent romance lesbienne et paranormal.
« Les auteurs mettent plus en scène des personnages LGTBQ+ ou non blancs, résume Elsa Whyte, éditrice chez "R". Ce n'est plus un risque, cela peut même être un argument de vente. » Paru en février chez Nathan, Une belle dose de rage, de l'autrice native-américaine Angeline Boulley, est un thriller sur le trafic de drogue qui ravage une communauté native. Castelmore a publié en 2021 Résistance, récit d'anticipation de Samira Ahmed, américaine née en Inde, qui abordait le racisme vis-à-vis de la communauté musulmane. Des récits « ownvoice » (par des autrices et auteurs concernés) attendus par un lectorat attentif à « une représentation la plus juste possible », constate Flora Guineheuf chez Scrineo. « Aux États-Unis, davantage d'auteurs et autrices racisées écrivent des romans young adult sans être cantonnés aux récits réalistes, remarque Delphine Nguyen chez Akata. Est-ce qu'on ne veut pas voir de tels récits francophones ? »
Meilleures ventes : Le retour du gentleman cambrioleur
Emmené par le best-seller d'Adam Silvera, Et ils meurent tous les deux à la fin (Laffont), le palmarès Livres Hebdo/GFK des meilleures ventes de titres « young adult » est marqué du sceau d'Arsène Lupin, ramené dans le Top 10 par le succès de la nouvelle série avec Omar Sy tirée, sur Netflix, des aventures du gentleman cambrioleur créé il y a près de 150 ans par Maurice Leblanc. Toutefois, l'essentiel du classement s'appuie sur les succès récurrents d'une poignée d'auteurs à succès, à commencer par Holly Black (4 titres, dont 3 dans les 6 premiers rangs), Christelle Dabos (4 titres), James Dashner (7 titres) ou encore Suzanne Collins (3 titres). Au total, les 50 titres les plus vendus ne relèvent que de 29 auteurs différents.
Treize éditeurs placent au moins un livre dans le Top 50, au premier rang desquels Pocket Jeunesse (19 titres), suivi par Rageot (7), Gallimard Jeunesse (6), Le Livre de poche jeunesse (5), Hachette Romans (4), Albin Michel (2), Laffont, L'École des loisirs, Nathan, La Martinière Jeunesse, Casterman, Hachette Pratique et Bayard (1 chacun).