Festival America

Littérature : les lecteurs rêvent américain

Hôtel New Yorker, New York. - Photo DAVID LEFRANC/EXPLORER

Littérature : les lecteurs rêvent américain

Echappant à l'antiaméricanisme, la littérature étasunienne jouit en France d'une réception hors du commun. A l'approche du Festival America, qui fête ses 10 ans, et à un mois et demi de l'élection présidentielle américaine, enquête sur ce segment auquel l'édition française réserve un traitement attentif : travail sur le fonds, politique d'auteurs, recherche de nouvelles voix.

J’achète l’article 1.5 €

Par Mylène Moulin,
Créé le 16.10.2014 à 13h06 ,
Mis à jour le 27.10.2014 à 15h19

Ils ont rêvé d'un autre monde. De plaines immenses, d'herbe brûlée par le soleil, d'hommes à chapeaux, cheveux au vent. De villes obscures ou lumineuses, mangeuses de temps et d'identité. D'âmes errantes qui prennent la route. De livres qui embarquent et transportent. En France, les éditeurs réservent à la littérature d'outre-Atlantique un traitement de choix. Depuis des années, les Américains se disputent d'ailleurs la scène de la rentrée littéraire avec nos auteurs et jouissent d'un statut à part dans les traductions, avec des tirages plus élevés que pour les autres langues. Entre septembre et octobre, chaque année, une cinquantaine de leurs romans atterrissent sur les tables des libraires. "C'est l'une des littératures les plus traduites et elle domine le marché", reconnaît Nathalie Zberro, éditrice en littérature étrangère anglophone à L'Olivier.

ELLE ÉCHAPPE À L'ANTIAMÉRICANISME

Comment expliquer ce succès ? "La littérature américaine a définitivement acquis ses "lettres de noblesse" auprès du lectorat français, explique Pierre Demarty, éditeur et traducteur chez Grasset. Elle échappe à un certain antiaméricanisme français. Personne ne songe à la dénigrer, car les lecteurs français sont conscients de sa richesse et de sa qualité." Les auteurs américains bénéficient en effet en France d'une réputation collective. Très forts en storytelling, ils sont ceux qui savent raconter des histoires. "C'est une littérature intégrée, assise", constate Patrice Hoffmann de Flammarion, qui note que l'appétit des lecteurs français pour la littérature américaine ne faiblit pas. Alors qu'au fil du temps certains se sont imposés au public français, ce dernier ne boude pas la nouveauté, bien au contraire. Chez Flammarion, par exemple, portées par le succès de Jim Harrison, de nouvelles voix telles que James Frey, Wesley Stace, Miranda July ou Margaux Fragoso trouvent un écho auprès du lectorat français. Même constat chez Belfond, qui publie cette rentrée Jesmyn Ward, lauréate du National Book Award en 2011, aux côtés d'un premier roman de Maggie Shipstead.

Best-sellers, noms prestigieux ou auteurs encore confidentiels trouvent leur place en librairie. "Les littératures populaires côtoient des textes ambitieux, érudits, novateurs ou même d'avant-garde. Et il y a en France une demande pour tous ces textes", assure Patrice Hoffmann. "On voit bien que le grand public est au rendez-vous des plus grands blockbusters américains, mais les grandes voix des lettres américaines comme Jeffrey Eugenides, William T. Vollmann ou Cormac McCarthy peuvent aussi compter en France sur de très nombreux lecteurs. Ils sont célébrés comme l'étaient avant eux Mailer ou Ford", poursuit-il. La majorité de ces auteurs s'installe progressivement grâce à une vraie politique d'accompagnement qui, au final, confère à certains (de Paul Auster à Douglas Kennedy) une notoriété plus grande que celle dont ils jouissent dans leur pays.

UN DOMAINE COMMERCIAL SATURÉ

Paradoxalement, les éditeurs s'accordent à dire qu'il est presque plus facile de séduire un large public dans le champ littéraire que dans le domaine commercial, saturé, où la concurrence est rude. "Beaucoup de livres prétendument accessibles, que les agents américains vendent dans le monde entier sous le label de "commercial fiction", peinent à trouver même un modeste lectorat. La production est tellement abondante qu'on peut trouver beaucoup de voix possibles hors de la grande machinerie commerciale", confirme Patrice Hoffmann.

Il faut donc parier sur l'originalité et aller chercher des titres hors des sentiers battus. "Il s'agit pour l'éditeur français de guetter la pépite, de rester à l'affût de ces nouveaux talents qui surgissent sur le devant de la scène - parfois de manière inattendue, via de petits éditeurs indépendants", renchérit Pierre Demarty.

Un constat partagé par Arnaud Hofmarcher, directeur éditorial de Sonatine, qui estime les éditeurs américains frileux, préférant les recettes éprouvées à la prise de risque. "Des auteurs qui n'entrent pas dans le moule ont de plus en plus de mal à trouver preneurs chez les grands éditeurs américains et se réfugient dans les petites maisons", confirme l'éditeur qui préconise de sortir des chemins balisés, d'aller chercher des livres de qualité qui, aux Etats-Unis, n'ont pas forcément un grand retentissement.

C'est ce qu'a fait Mathilde Bach, éditrice chez Plon, en dénichant Les privilèges de Jonathan Dee, publié en mars 2011. "Nous devons débusquer des auteurs innovants, même si parfois leur prose et leur audace formelle déstabilisent le public français habitué à une certaine idée de la littérature américaine", explique l'éditrice, qui vient de publier La fabrique des illusions, du même Jonathan Dee, et publiera en janvier Bernadette a disparu de Maria Semple, un roman patchwork sur Seattle, composé de mails et de lettres. Pour Marie-Pierre Gracedieu, chez Stock, oser désarçonner est le risque à prendre pour faire évoluer la vision des lecteurs français sur la littérature américaine. Elle vient d'ailleurs de publier Qu'avons-nous fait de nos rêves ? de Jennifer Egan, une fresque polyphonique qui casse les codes du roman en insérant des PowerPoint dans son livre. "Sur le terrain de l'expérimentation littéraire, le lectorat américain est plus réceptif que les Français, mais les mentalités changent. La belle réception de ce roman le prouve", s'enthousiasme l'éditrice.

DES SURPRISES

Cependant, plusieurs éditeurs constatent qu'il est de plus en plus difficile de prévoir les ventes d'un livre. Arnaud Hofmarcher constate la coexistence d'un effondrement des ventes moyennes et de l'irruption de succès totalement imprévus. "Aujourd'hui, précise-t-il, un livre se vend à moins de 3 000 exemplaires ou à plus de 20 000.Et nous avons affaire, de plus en plus souvent, à des "surprises", des livres qui n'étaient pas programmés pour être des best-sellers et qui, du fait du bouche- à-oreille ou du travail des libraires, passent le seuil des 20 000 ventes." Chez Sonatine, cela a été le cas de Karoo de Steve Tesich, et pour Les apparences de Gillian Flynn. Même constat à L'Olivier où Vie animale, le roman intimiste quasi autofictionnel de Justin Torres, publié en janvier 2012, s'est écoulé "contre toute attente" à 5 000 exemplaires. "Pourtant, c'est un livre qui ne ressemble pas à l'idée qu'on se fait du roman américain", détaille Nathalie Zberro.

Mais pour faire vendre ces auteurs, les éditeurs doivent souvent se raccrocher aux références en les associant souvent à une "famille" d'écrivains américains. "C'est une question de marketing, explique Mathilde Bach. Utiliser un courant littéraire ou le nom d'un écrivain connu est quelque chose de très évocateur pour le public français. » En 2011, l'éditrice n'a pas hésité à apposer un bandeau signé Jonathan Franzen sur le roman de Jonathan Dee, alors inconnu en France. Une technique payante, puisque le roman s'est écoulé à plus de 20 000 exemplaires.

L'America de toutes les Amériques

Débat public à America sur "Les nouvelles tendances de la littérature américaine ", en 2008. Avec les traductrices, de gauche à droite : Francis Geffard (éditeur et organisateur du festival), P. J. Mark (agent), Chris Jackson (éditeur), Alexandre Fillon (Livres Hebdo), Lorin Stein (éditeur, aujourd'hui directeur de The Paris Review, Olivier Cohen (éditeur) .- Photo OLIVIER DION

Parce qu'il était lassé de voir les auteurs américains en coup de vent lors de leur passage en France, Francis Geffard a créé il y a dix ans le Festival America. "Je voulais un espace où les lecteurs puissent rencontrer des écrivains d'outre-Atlantique qui ne soient pas "en promotion". Un moment où ces derniers pourraient dialoguer, échanger avec le public et entre eux", précise l'éditeur. Il a fallu trouver l'endroit. Vincennes, la ville de son enfance, celle où il a ouvert sa librairie Millepages en 1980. Celle aussi "où certains des monarques français les plus aventureux ont rêvé du destin de la France en Amérique du Nord entre les murs du château de Vincennes".

30 000 VISITEURS

En 2002, la première édition du festival ouvre ses portes, presque un an jour pour jour après la tragédie du World Trade Center. Le succès est immédiat et les débats intensément nourris par cet événement traumatique. En 2004, la deuxième édition est marquée par l'ombre de la guerre en Irak. Depuis, tous les deux ans, America réunit près de 70 écrivains du Nouveau Monde et plus de 30 000 visiteurs.

Petit à petit, la manifestation s'ouvre sur de nouveaux horizons, comme en 2008 avec une édition consacrée à l'Amérique-monde. En 2012, pour célébrer les 10 ans du festival, Francis Geffard et son équipe ont décidé de ne plus se limiter à l'Amérique du Nord mais d'élargir la programmation à l'intégralité du continent américain. "Depuis le début, nous avons une conception très ouverte de ce que peut être l'Amérique du Nord et nous avons voulu montrer que sa littérature s'écrivait aussi bien en anglais avec les Etats-Unis et le Canada, qu'en français avec Haïti et le Québec et en espagnol avec Cuba et le Mexique", rappelle Francis Geffard.

Cette année, pour la première fois, la part des écrivains nord-américains a été réduite afin de laisser la place aux voix de huit pays d'Amérique latine : le Chili, l'Argentine, le Brésil, le Pérou, la Colombie, l'Uruguay, le Nicaragua et le Guatemala. Le choix coïncide avec le 520e anniversaire de la découverte de l'Amérique. "Nous nous sommes dit que c'était l'occasion de voir plus large en réunissant ces écrivains, non plus de l'Amérique mais des Amériques, pour célébrer la richesse et la diversité de leurs littératures et confronter leurs visions", explique Francis Geffard, qui précise qu'un large pan de la programmation sera également consacré aux peuples premiers avec la présence d'auteurs et de musiciens indiens d'Amérique du Nord, du Pérou et de Bolivie. "Ce sera l'occasion d'entendre des voix "oubliées", mais aussi de faire un état des lieux littéraire des sociétés américaines contemporaines, de voir ce que l'Amérique représente selon qu'on est colombien, québécois, brésilien, américain, guatémaltèque."

UNE CENTAINE DE RENDEZ-VOUS

Débats, rencontres, expositions, projections de films, concerts, plus d'une centaine de rendez-vous permettront de s'interroger sur l'Amérique "globale", le rôle des écrivains et la place de la fiction dans leur société. Parmi les thèmes abordés : l'identité, l'immigration, la guerre, la famille, la violence, la dictature, la ville, la relation entre fiction et journalisme, etc. Mais si cette édition voit se côtoyer les Américains Toni Morrison et Russell Banks, le Guatémaltèque Rodrigo Rey Rosa, l'Argentin Alan Pauls, le Canadien d'origine cherokee Thomas King et le Chilien Luis Sepúlveda, elle devrait rester exceptionnelle "car America demeure un festival dédié aux littératures du nord du continent", rappelle Francis Geffard, qui annonce déjà qu'en 2014 elle sera consacrée à la relation entre la France et l'Amérique.

Les dernières
actualités