C’est en 2013 à Bordeaux, lors des 2es Rencontres nationales de la librairie (RNL), que la question fait irruption sur le devant de la scène. Dans son étude sur la librairie indépendante, l’Obsoco (1) pointe "le jugement assez sévère des clients quant à la manière dont leur librairie récompense leur fidélité". L’institut recommande d’ouvrir un chantier pour "sensibiliser la profession à l’intérêt de la mise en place de dispositifs de fidélisation". Trois ans plus tard, le chantier peine à déboucher. "La réflexion prend du temps car elle nécessite un changement de regard et implique un système d’organisation de l’entreprise différent, analyse Mathilde Rimaud, consultante en librairie. Pour le moment, les libraires regardent la carte, et par extension la fidélisation, uniquement sous l’angle du rabais et ne la voient pas comme une source de richesse."
Dans la grande majorité des librairies, en effet, la carte de fidélité n’offre pour récompense principale que la traditionnelle remise de 5 %. Insatisfaisante pour les clients car peu valorisante, elle l’est tout autant pour les libraires, qui perdent avec elle de 1,5 à 3 % de leur chiffre d’affaires, contractant d’autant leurs marges. Mais ils restent très attachés à cette carotte financière. "Son absence fait peur, même si elle n’est pas pénalisante", constate Renny Aupetit, qui ne pratique pas le rabais dans sa librairie Le Comptoir des mots, à Paris (20e). Deux librairies lilloises, La Lison et Dialogues Théâtre, ont aussi adopté cette position radicale. Membre de Libr’aire, elles ont bénéficié du vif débat qui a agité pendant plus d’un an et demi l’association régionale des libraires du Nord-Pas-de-Calais. Un questionnement nourri notamment par une étude locale, qui montrait que "la plupart des clients fidèles, ceux qui constituent le cœur du chiffre d’affaires, tiennent à une récompense autre que financière, et que 20 % ignorent même l’existence de la remise", se souvient Emily Vanhée (Les Lisières, Roubaix), présidente de l’association. Parvenus finalement à un accord, les libraires du Nord ont voté en septembre l’élaboration d’une "carte commune à dimension variable. Elle devrait comporter un volet financier et un aspect club, le tout adossé à un outil de récolte et de traitement des données", explique Emily Vanhée, qui espère pouvoir présenter au moins un premier projet aux RNL de La Rochelle, en juin prochain.
Relation plus personnelle
L’autre enjeu qui se cache derrière la carte de fidélité réside en effet dans l’utilisation des data. Si la problématique déconcerte et divise les libraires, elle n’en demeure pas moins indispensable pour trouver des formes de fidélisation correspondant davantage aux attentes du client d’aujourd’hui. Engagé depuis un an dans la transformation de sa carte papier en une carte informatisée, avec récolte d’un fichier à la clé, Rémy Ehlinger, le directeur de Coiffard, à Nantes, se sert de cette "révolution" pour questionner ses clients, notamment sur leurs centres d’intérêt. "On affine ainsi la connaissance acquise en magasin. Du coup, notre carte représente un outil supplémentaire pour étoffer la relation globale avec le client, la rendre plus personnelle, plus riche et plus profonde." A Bourg-en-Bresse, Philippe Montbarbon se sert de la sienne pour améliorer, et relativiser, les impressions venues du terrain. "Les clients les plus importants en valeur sont modestes et discrets, ce ne sont pas forcément ceux que l’on voit le plus. Par ailleurs, suivre les achats nous permet de repérer l’évolution des comportements et des goûts", souligne le propriétaire de Montbarbon, qui a choisi de tester le nouvel instrument de relation client lancé fin octobre par Libraires ensemble (2), une démarche indispensable pour rester dans la course face aux "gros faiseurs de technologie qui sollicitent nos clients".
Levier de croissance
Pour Françoise Corbel, qui pilote la librairie-papeterie du même nom à Eauze (4 000 habitants, dans le Gers), la pérennité des commerces de proximité repose sur "la personnalisation de la relation avec le client", une dimension qui passe évidemment par sa carte, active depuis 2009. Accéder aux historiques d’achat lui permet d’augmenter sa capacité de conseil et de vente en magasin, notamment pour les clients qui ne viennent qu’une fois par an. Françoise Corbel s’en sert également pour envoyer une communication ciblée en fonction de l’ancienneté de ses clients et de la nature, de la fréquence et du volume de leurs emplettes, des informations qu’elle utilise aussi pour guider ses propres acquisitions auprès des diffuseurs. "La satisfaction ainsi créée auprès de nos clients, qui sont incités à fréquenter plus régulièrement la librairie et, par conséquent, à augmenter leurs achats, compense largement le coût financier lié à la remise", se félicite la libraire. "En rendant service aux clients fidèles et en les privilégiant, nous faisons de la carte un levier de croissance interne formidable", confirme Caroline Mucchielli. La directrice de la librairie Dialogues, à Brest, qui manie depuis plusieurs années les aspects financiers et relationnels de sa carte, du second café offert à la précommande d’ouvrages attendus, compte renforcer encore ce levier grâce à Fidélib. Le logiciel de relation client développé par les équipes de Dialogues, opérationnel en 2017 et adossé au site Leslibraires.fr, systématisera le travail réalisé aujourd’hui à partir de la carte, l’étendant à "un ensemble de données globales, qui permettra par exemple d’apporter une aide à la vente en magasin en extrayant une proposition de livres proches des demandes et de pousser la finesse et le ciblage de la communication".
(1) Observatoire société et consommation
(2) Voir LH 1103 du 28.10.2016, p. 29.