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Les publics empêchés comme alibi ?

Les publics empêchés comme alibi ?

Le CNL a raison de vouloir aider les publics empêchés, mais il doit aussi aider les bibliothèques à explorer de nouvelles voies. C'est l'innovation qui permettra de relever les défis à venir.

Le CNL semble avoir décidé de recentrer les aides aux bibliothèques publiques sur les populations « empêchées ». Ce choix répond évidemment à la baisse des ressources. Il a le mérite de la clarté et d’être éthiquement inattaquable. Mais il envoie aussi, par son caractère exclusif, un message qui témoigne d’un certain manque d’ambition quant à l’avenir de la lecture.  
 
En effet, s’il veut vraiment soutenir les bibliothèques le CNL doit prendre en considération l’ensemble du continuum culturel que représente aujourd’hui le champ du livre et de la lecture. Celui-ci relie toutes les strates de la société et toutes les formes et usages de lecture ou d’écriture. Le livre stricto sensu n’est plus séparable de tout un tissu de pratiques cognitives et d’interactions sociales dont la maîtrise, au demeurant très inégalement répartie, détermine l’usage du livre lui-même. C’est ce continuum social et cognitif qui fait sens et qu’il convient de favoriser alors qu’il donne des signes de flottement.

L'innovation plutôt que la segmentation
 
L’action du CNL ne doit pas se contenter de venir en aide à l’une des catégories de la population comme s’il suffisait de permettre à celle-ci de recoller à un peloton par ailleurs en bonne forme, alors que c’est aujourd’hui tout le peloton qui tire à hue et à dia. L’époque n’est plus seulement à favoriser l’accès des plus démunis à une culture du livre florissante.  Elle exige d’accompagner un mouvement de reconfiguration générale qui concerne tout le monde. Il ne sert à rien d’aider les publics empêchés si le reste ne suit pas. L’action du CNL aurait donc avantage à se porter, aussi, de façon volontariste, sur les initiatives innovantes par lesquelles les bibliothèques contribuent à une appropriation partagée de la nouvelle culture de l’écrit.
 
La réorientation des aides du CNL pose la question de ce qu’il est convenu d’appeler le « champ social. ». Certes, depuis longtemps, les bibliothèques et singulièrement la lecture publique ont eu, entre autres, une finalité sociale. Pensons aux bibliothèques populaires qui ont aidé des générations entières à accéder au livre. Mais, ce modèle fondé sur la simple fourniture de livres a trouvé ses limites, paradoxalement, au début du vaste mouvement de démocratisation éducative et culturelle de la fin des années 60. Il aurait complètement périclité si des bibliothécaires novateurs ne l’avaient pas dépassé en offrant des possibilités nouvelles qui nous paraissent aujourd’hui évidentes : l’accès libre à des rayonnages attractifs, des espaces jeunesse, des disques, des « animations », des catalogues en ligne, des méthodes de langue (Bpi), puis Internet … Bref, ce que l’on a pu qualifier en France, maladroitement, de médiathèque. C’est donc en ouvrant le champ du livre et en changeant d’optique que les bibliothèques ont pu rester fidèles à leur mission. Nous sommes aujourd’hui devant le même genre de défi, à plus grande échelle.
 
J’ai eu la chance de vivre moi-même l’épopée de la deuxième démocratisation et je sais à quel point elle rencontra des oppositions, souvent de la part de gens lettrés qui pensaient que l’on s’écartait du rôle premier des bibliothèques et que les livres devaient parler d’eux-mêmes. J’en ai retiré la conviction, bien avant Internet, que la confrontation de l’ordre du livre avec un environnement saturé de nouveaux signes impliquait une véritable révolution culturelle et cognitive et non une interprétation paternaliste du processus de démocratisation. 
 
Le CNL a raison de vouloir aider les publics empêchés. Mais, son rôle de vigie est, aussi, d’aider les bibliothèques à explorer de nouvelles voies. Il ne faudrait pas que les publics empêchés soient un alibi au renoncement.
 
 
 
 
 
 

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