Politique du livre

Les libraires inquiets du plafonnement des échéances proposé par la Commission européenne

Librairie Dialogues à Brest - Photo Olivier Dion

Les libraires inquiets du plafonnement des échéances proposé par la Commission européenne

Alors que la Commission européenne propose un train de mesures de soutien aux PME, l’une des dispositions proposées pourrait mettre en péril les librairies indépendantes en imposant un délai de paiement maximal unique de 30 jours pour toutes les transactions commerciales.

Par Antoine Ginésy
Créé le 22.01.2024 à 17h38 ,
Mis à jour le 04.02.2024 à 20h51

Le constat est là : « 70 % des entreprises de l'UE ont confirmé qu'être payées dans les délais leur permettrait également de payer leurs propres fournisseurs à temps. » La solution se veut donc de bon sens : pénaliser les retards de paiement permettrait de juguler un effet domino qui affecte en premier lieu les PME, dont la trésorerie est limitée. Dans ce cadre, une directive existante plafonne déjà les délais de paiement, mais prévoit de nombreuses exceptions « pourvu que cela ne constitue pas un abus manifeste à l'égard du créancier ». Mais, selon la Commission européenne, la formule est assez floue pour laisser place à des abus dont pâtissent d’abord les petits créanciers, notamment dans le secteur agro-alimentaire. Pour y remédier, la Commission propose donc aujourd’hui un nouveau règlement qui prévoit en particulier de plafonner à 30 jours le règlement de toutes transactions commerciales.

Un choc de trésorerie

Ce qui est vrai dans un secteur ne l’est pourtant pas toujours dans un autre, et les rapports de force entre débiteurs et créanciers peuvent s’inverser du tout au tout. Ironiquement, ce projet de législation visant à soutenir les petites entreprises pourrait s’avérer une grave menace pour le vivier de TPE que constituent les librairies en Europe et singulièrement en France (3 500 librairies indépendantes dans l’Hexagone).

« Les conséquences peuvent être lourdes », déplore un comptable d’une librairie du XIIe arrondissement de Paris que nous avons interrogé. « Si le délai de paiement est plafonné à 30 jours, il faudra, à un moment ou à un autre, regrouper deux échéances en une seule. La trésorerie risque alors de n'être plus suffisante et de mettre en difficulté pour longtemps les librairies qui ne pourront pas faire les achats nécessaires à leur activité ».

Si la législation était adoptée telle quelle, « d’après une étude que nous menons actuellement avec l’institut Xerfi, le choc de trésorerie s’élèverait à environ 100 millions d’euros », s’alarme quant à lui Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française (SLF). Le SLF, qui avait déjà obtenu en 2010 une exemption totale du raccourcissement des délais de paiement pour les libraires, est d’ores et déjà à pied d’œuvre contre ce nouveau projet de plafonnement.

« La moitié des librairies françaises seraient mises en péril »

Demander des échéances supplémentaires constitue en effet une pratique courante pour nombre de libraires indépendants en raison d’une rotation lente des stocks propre au secteur : « en librairie, un livre se vend en moyenne au bout de cent jours », détaille Guillaume Husson. Avec seulement 30 jours d’échéance, l’équation s’avérerait impossible à résoudre pour de nombreuses enseignes. « Nous estimons que la moitié des librairies françaises seraient mises en péril par une telle mesure », conjecture le délégué du Syndicat. L’amertume des professionnels est d’autant plus prononcée que librairies règlent la plupart de leurs fournisseurs par LCR (lettre de change relevé) et sont donc prélevés automatiquement. Autrement dit, les problèmes d’impayés ne se posent que de manière marginale dans le secteur.

Les éditeurs ne sont d’ailleurs pas en reste : « si cette législation venait à aboutir, elle menacerait d’abord les libraires et fragiliserait gravement l’ensemble de la filière », indique Renaud Lefebvre, directeur général du Syndicat national de l’édition (SNE). En l’état, le projet de règlement européen ne laisserait effectivement aucune latitude aux fournisseurs, prévoyant même que « le créancier ne [pourrait] renoncer à son droit de réclamer des intérêts pour retard de paiement ».

Un impact culturel

Cette unanimité s’explique d’abord par l’impact culturel qu’aurait cette mesure. D’après la récente étude publiée par le SLF, les « best-sellers » ne représentent pour l’heure que 4,7 % des livres vendus sur les étales des enseignes indépendantes. La nouvelle législation inciterait au contraire les libraires à se procurer des ouvrages rapidement débitables pour s’affranchir de leur dette en temps voulu. La diversité du paysage éditorial se trouverait donc radicalement remise en cause.

Le chemin est toutefois encore long avant l’adoption de la législation dont la proposition doit être maintenant débattue au Parlement européen d’une part et au Conseil de l'Union européenne d’autre part. Le SNE indique avoir sollicité le soutien du Gouvernement français et des parlementaires européens, tandis que le SLF croit déjà pouvoir compter sur le soutien de l'exécutif [pour l’heure le ministère de la Culture ne nous a pas répondu, ndlr]. Mais « la France ne doit pas être seule à porter cette voix au Conseil », conclut Guillaume Husson.

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