Il existe quelque chose de mystérieux dans la cohorte des maisons d'édition indépendantes, dont le nombre s'élèverait à 2 240 en France selon l'estimation réalisée par la Fédération nationale des éditions indépendantes (FedEI) en partenariat avec l'Agence régionale du livre Provence-Alpes-Côte d'Azur. Elle a été dévoilée lors des Assises nationales de l'édition indépendante, organisées les 2 et 3 février 2023 à Aix-en-Provence, qui ont tenté de lever le voile sur cette corporation hétéroclite, âgée en moyenne d'une quinzaine d'années. Pour la sociologue Sophie Noël, l'indépendance dans l'édition « incarne une forme d'idéal, d'aspiration au retour à une période mystifiée d'avant la concentration de l'édition dans les années 1980 ». C'est bien face à la concentration à l'œuvre qu'ils se positionnent. « L'indépendance donne la capacité de publier un livre susceptible de déranger des intérêts puissants sans risque d'être censuré ou de devoir s'autocensurer », défend Guillaume Allary.
Fragilité économique
Venus d'horizons multiples, les indés cultivent l'art du défrichage. D'ailleurs, seule la moitié des salariés de ces structures a suivi une formation spécifique aux métiers du livre. Un apprentissage « sur le tas » qui ne va pas sans son lot d'erreurs, de demi-tours et d'accélérations. « Après avoir eu deux salariés, ce qui nous épuisait financièrement, j'ai fait un pivot en 2016 en externalisant les fonctions supports. À présent, la ressource interne, c'est un apprenti et moi », retrace David Meulemans, président d'Aux Forges de Vulcain. Créées en 2010, celles-ci sont bénéficiaires depuis quatre ans. « Tout est réinvesti. Quand nous aurons atteint notre plafond, on passera d'une logique de croissance à une logique de gestion », complète l'éditeur. Fondateurs de Locus Solus, Sandrine Pondaven et Florent Patron partagent cette stratégie : « Ne pas avoir d'actionnaires implique de ne pas avoir à verser de dividendes : tout est gardé au sein de l'entreprise et réinvesti dans nos projets. Cela nous a notamment permis de survivre au Covid. »
C'est désormais l'inflation qui inquiète les professionnels. Fondées en 2015, les Éditions du Commun ont encaissé un sérieux contrecoup l'année dernière, sauvées notamment par un appel à soutien auquel libraires et lecteurs ont répondu présents. « Nous avions investi dans des projets éditoriaux pour 2023, en particulier des traductions, explique l'un des associés Sylvain Bertrand. Nous étions alors encore cinq salariés. À cette masse salariale s'est ajouté le coût du papier qui flambe, des ventes qui n'ont pas connu la hausse espérée... » Malgré un chiffre d'affaires « en augmentation constante », la fondatrice de Kilowatt, Galia Tapiero, constate aussi que pérenniser sa maison « reste très difficile » du fait de la hausse du prix du papier ou des tarifs postaux.
Cette précarité financière est partagée par bon nombre d'acteurs. Selon la FedEI, le poids cumulé des charges externes et de la masse salariale représente entre 67 % et 87 % du chiffre d'affaires des éditeurs. « L'équation est quasiment impossible. On doit être économe sur tout, tout le temps », observe Jean-Marie Goater, qui a fondé sa maison en 2009. Onze ans après avoir créé Le Tripode, Frédéric Martin ne s'estime pas « bloqué par la fragilité économique d'une structure indépendante ». Selon lui, la principale difficulté de l'indépendance provient de la souplesse nécessaire pour mener une telle activité. « Je peux être comptable, attaché de presse, directeur artistique. Et éditeur la nuit », explique-t-il. Reprenant l'expression de Pierre Bourdieu, Thomas Bout assure que « l'édition indépendante est un sport de combat quotidien ». Sa maison Rue de l'Échiquier connaît « une croissance modérée dans l'équilibre », au prix d'un investissement de longue haleine. Ayant obtenu l'agrément « entreprise solidaire d'utilité sociale » (ESUS), la structure a d'ailleurs « bénéficié de l'appui de France Active il y a cinq ans, qui est entré au capital de manière minoritaire ». Ce réseau associatif apporte notamment conseils et financements aux entrepreneurs engagés. « Sans aides financières ou cessions de droits, on ne peut pas y arriver », considère Jean-Marie Goater. Et c'est bien la « cession de droits à l'étranger ou la vente de titres aux écoles » qui a permis à Galia Tapiero de commencer à se rémunérer et à « vivre de Kilowatt ».
Toucher les libraires, convertir la presse
D'autres leviers de stabilité existent pour les indés, à commencer par une diffusion-distribution déléguée. Sylvain Bertrand, des Éditions du Commun, estime qu'« être diffusé par Hobo et distribué par Makassar a été un tremplin ».
Par ailleurs, la librairie indépendante, dont le pouvoir prescripteur s'est renforcé, se révèle une alliée de taille. « L'édition indépendante n'existerait pas sans la librairie indépendante », clame Frédéric Martin. Chez Locus Solus, Florent Patron et Sandrine Pondaven rivalisent d'inventivité pour toucher les libraires. Ils organisent par exemple le Printemps des librairies, une opération pendant laquelle ils « invitent une trentaine de libraires indépendants de Bretagne à venir chez eux pour rencontrer l'équipe et leur présenter le programme de l'année ». Une initiative qu'ils déclinent auprès des enseignants et des bibliothèques.
« Nous sommes révélateurs du changement de rapport de force entre la librairie indépendante et le reste de la chaîne du livre », estime David Meulemans, qui cite en exemple Le Soldat désaccordé, roman de Gilles Marchand paru en 2022 et vendu à 14 000 exemplaires, « sans aucune presse ».
Plusieurs estiment en effet que les médias ne se sont pas encore convertis à l'édition indépendante. « Quand on n'a pas un sujet identifiable fort, ou un angle d'actualité, on reste très handicapés par rapport à des marques qui ont une légitimité ancienne », considère encore David Meulemans. Sur les sujets de société, comme l'écologie, le constat n'est pas le même. « On a une presse incroyable, notamment parce qu'on a développé des liens privilégiés avec plein de rédactions », témoigne Baptiste Lanaspeze des Éditions Wildproject, qui ont investi la thématique dès leur création en 2008, avant qu'elle ne devienne populaire.
Et en librairie comme dans l'arène médiatique, les éditeurs indépendants peinent parfois à se défaire de quelques stéréotypes. « Nous sommes un éditeur de région, mais cela ne fait pas de nous un éditeur régionaliste », insistent Florent Patron et Sandrine Pondaven, dont l'entreprise Locus Solus est basée à Châteaulin, dans le Finistère. De même, ils peuvent souffrir d'une image élitiste. « Pour nos 15 ans, nous menons une grande campagne de rencontres avec les libraires afin de leur montrer que nos livres sont plus abordables qu'à nos débuts », explique Baptiste Lanaspeze des Éditions Wildproject.
Malgré toute la diversité de leurs expériences, tous partagent une fierté certaine à être indépendants. Un sentiment que résume bien Thomas Bout : « Si un mot devait décrire ces quinze dernières années, ce serait “joie”. Précédemment, j'avais bossé dix ans dans des groupes internationaux, et à aucun moment je n'ai regretté mon virage vers l'indépendance. Je souhaite à tous les jeunes éditeurs ou éditrices de sauter le pas quand ils s'y sentent prêts ».



