Depuis la publication de
La Guerre des écrivains, 1940-1953 (Fayard, 1999), les travaux de
Gisèle Sapiro sont devenus indispensables à qui veut comprendre l’histoire culturelle et politique française.
La directrice de recherche au CNRS et d'études à l'EHESS a notamment signé
La Responsabilité de l'écrivain, littérature, droit et morale (19e-21esiècle) (Seuil, 2011) et supervisé
Profession ? Écrivain (CNRS, 2017).
Son dernier livre,
Les Ecrivains et la politique en France, De l'affaire Deyfus à la fin des années 1960(Seuil), revient sur «
ces écrivains qui ont incarné en France la figure de l'"intellectuel", celui qui s'engage dans la cité en mobilisant son pouvoir symbolique. »
Il y a bien sûr Zola, Aragon, Malraux, Sartre ou encore Simone de Beauvoir, mais aussi Maurras, Brasillach, Rebatet, Drieu la Rochelle et Céline. Gisèle Sapiro le relève d’emblée : «
le regain d'intérêt pour leurs écrits les plus virulents dans un contexte de montée de l'extrême droite et de la xénophobie nous invite au contraire à un retour sur l'histoire de leurs engagements ».
Des procès et des textes de lois visant à encadrer les gens de lettres jalonnent cette longue épopée. Gisèle Sapiro évoque les Lois de Serre de 1819 et le cas de Paul-Louis Courrier ainsi que le très politique et oublié
Le Nom de familled’Auguste Luchet, poursuivi en 1842 sous une Restauration qui se durcit.
Il s’agit encore de Flaubert et sa
Madame Bovary, jugé en 1857, le pacifisme de
Sous-Offs de Lucien Descaves (qui publie son roman en 1899).
Le cas branlant de Charlot s'amuse
Mais aussi de l’étonnant
Charlot s’amuse… de Louis Bonnetain. Devenu mythique, après avoir été à sa publication, en 1883, l’objet d’un énorme scandale puis d’un procès retentissant,
Charlot s'amuse... est un roman naturaliste. Le héros - dont la mère est prostituée - découvre la masturbation le soir de l’enterrement de son père. Il s’essaye ensuite, «
toujours dominé », à l’amour des garçons, mais il retombe inéluctablement dans l’onanisme. À l’armée, il est confronté à la fréquentation obligée du bordel, mais en revient encore aux plaisirs solitaires. Charlot sera même tenté d’assassiner une fillette. Le thème central de ce sombre livre est indéniablement la masturbation, à laquelle Charlot est comme forcé après chaque échec sentimental. L’hérédité est mise en cause. Le ton rappelle Tissot, dont
L'Onanisme a édifié tant de générations au XIXème siècle.
Charlot s’amuse… est d’abord publié, à Bruxelles, par le jeune éditeur Henry Kistemaeckers, soutien de la garde naturaliste montante. Le volume est accompagné, en signe de parrainage, d’un extrait de la préface de
Thérèse Raquin. Zola lui-même aurait d’ailleurs été à l’origine du titre ironique du livre de Bonnetain.
Henry Céard en signe la présentation, mais exigera la suppression de son texte dès le début des poursuites judiciaires… Dès sa sortie
, Charlot s’amuse…connaît en effet un formidable succès et suscite une forte polémique. Le roman vaut rapidement à son auteur le surnom de « Bonnemain »...
La Revue critique et littéraire mentionne cinq rééditions en quinze jours. En juillet 1883, en plein retirage, Bonnetain cherche à se libérer des engagements contractuels le liant à son éditeur qui, de guerre lasse, lui rendra par la suite sa liberté.
Les poursuites judiciaires ne se déclenchèrent qu’en 1884 et Paul Bonnetain fut jugé à huis clos par la Cour d’assises de Paris, le 27 décembre 1885. Son avocat, Léon Cléry, cite longuement
Nana, qu’il prend pour référence dans sa plaidoirie : «
Donc, voilà ce que l’on imprime impunément. Entendons-nous bien. Quand je parle ainsi, il est de toute évidence que je ne provoque pas les poursuites contre M. Zola ; mais je veux qu’il soit bien convenu, avec le ministère public, que voilà la limite jusqu’où on peut aller sans encourir ses rigueurs. »
Paul qui rit, Louis qui pleure
Paul Bonnetain est acquitté. Ses fonctions de reporter en Indochine pour
Le Figaro et son rôle de soldat ont joué en sa faveur. De plus, l’auteur soutient avoir rédigé son livre alors qu’il veillait sa mère mourante… Un an plus tard, les jurés du Brabant, devant lesquels il est à nouveau poursuivi, l’acquittent à leur tour.
Une semaine avant le verdict français,
Autour d’un clocher de Louis Desprez, également publié chez Kistemaeckers, est condamné par la même Cour d’assises. L’éditeur écrit d’ailleurs à Desprez : «
J’ai reçu hier une dépêche de Bonnetain, m’annonçant qu’il était acquitté ! Tant mieux, mais il faut avouer que c’est un comble de se voir acquitté par votre jury. M’est d’avis qu’il a profité des protestations soulevées dans la presse par votre condamnation. S’il avait passé avant vous, c’est lui qui aurait été condamné et vous acquitté. C’est une chance qu’il a eue ».
Charlot s’amuse…sera plusieurs fois réimprimé, augmenté des pièces de justice, la douzaine de passages poursuivis étant désormais signalés très précisément dans le corps du texte…
Paul Bonnetain est né à Nimes, en 1858, il meurt en 1899, au Laos. Sa vie est ponctuée de voyages et de scandales. Il est d’abord militaire pendant cinq années, qu’il passe aux Antilles et en Guyane, avant de rentrer atteint du paludisme. Un temps journaliste, il repartira en poste dans l’administration en Indochine.
En 1883, il préface les
Mémoires de Sarah Barnum. Il s’agit d’une charge de la comédienne Marie Colombier, la maîtresse de Bonnetain, à l’encontre de Sarah Bernhardt. Le livre est condamné en 1884 pour outrage aux bonnes mœurs, après avoir été l’objet d’un faits divers retentissant. Le fils de la célèbre actrice et son amant d’alors, Jean Richepin, se rendent au domicile de la détractrice pour lui régler son compte… De son côté, Octave Mirbeau accuse Bonnetain d’être le nègre de Marie Colombier, au point de le provoquer en duel et de le blesser légèrement. Le couple, éphémère, servira de modèle au
Saphoqu’Alphonse Daudet publiera, en 1884.
Le même Daudet, à qui il dédiera, en 1886, son autre grande texte,
L’Opium, lui écrit à propos de
Charlot s’amuse… : «
Mon cher confrère et pays, votre livre est beau, sinistrement, férocement beau. Je n’aime pas le titre, je le trouve trop farce pour une étude aussi sérieuse et navrante ; il me blesse comme le calembour d’un carabin au chevet de son malade. Mais cette réserve faite, j’admire la vérité de vos tableaux et l’osé de leur éloquence ».
Paul Bonnetain est un disciple reconnu de Zola. Mais il est signataire, en 1887, avec Lucien Descaves, les deux Rosny et Paul Margueritte, du
Manifeste des Cinq, qui marque le rejet de Zola par une nouvelle génération, jusque-là fidèle mais qui s’indigne contre
La Terre. Anatole France relève alors que «
M. Bonnetain, pour sa part, est l’auteur d’un roman qui ne passe pas pour chaste. Il est vrai qu’il répond qu’ayant commencé comme finit M. Zola, il compte finir comme M. Zola a commencé ». Dans sa très prudente préface de 1883, Henry Céard concluait que «
sous le polémiste, un écrivain s’est révélé, un vrai ».
Pour Hubert Juin, «
Paul Bonnetain, auteur curieux et homme d’aventures, n’occupe pas dans la bibliothèque la place qui devrait être la sienne ». Et Gisèle Sapiro, dont le propos est bien plus vaste, m’offre ici l’occasion de le souligner.