L’essayiste turc Ahmet Altan, ainsi que la journaliste et écrivaine Nazli Ilicak ont été libérés lundi 4 novembre, après trois ans passés derrière les barreaux pour leur lien supposé avec le putsch manqué de 2016 qui leur avait valu une condamnation à la prison à vie.
Ahmet Altan, qui a fondé le journal d'opposition Taraf, s'est notamment fait connaître en dehors de la Turquie par son récit de sa vie en prison. Son livre Je ne reverrai plus le monde a paru cette année en France aux éditions Actes Sud, et fait partie des finalistes du prix André Malraux dans la catégorie fiction engagée. Nazli Ilicak a, quant à elle, travaillé jusqu'en 2013 pour le grand quotidien pro-gouvernemental Sabah, avant d’être emprisonnée.
Station-service
Ahmet Altan a été été relâché sur une station-service près de la prison de Silivri, en bordure d'Istanbul, où des proches étaient aussi venus l'accueillir. A sa sortie de la prison pour femmes de Bakirköy, à Istanbul, Nazli Ilicak n'a pu retenir ses larmes. Plusieurs proches se sont précipités sur elle pour l'enlacer.
Plus tôt dans la journée, un tribunal d'Istanbul avait condamné les deux intellectuels à des peines de prison, dix ans et demi pour Ahmet Altan et près de neuf ans pour Nazli Ilicak, mais ordonné leur remise en liberté sous contrôle judiciaire en raison du temps déjà passé derrière les barreaux.
Le tribunal d'Istanbul a par ailleurs acquitté le même jour le frère d'Ahmet Altan, le romancier Mehmet Altan. Il avait été remis en liberté l'an dernier après avoir été également condamné à la prison à vie en lien avec la tentative de putsch, et la Cour de cassation avait demandé à ce qu'il soit innocenté. Agé de 66 ans, Mehmet Altan est l'auteur de plusieurs ouvrages sur la politique. Il avait été arrêté en septembre 2016 avec son frère Ahmet.
Des accusations "grotesques"
Ahmet Altan et Nazli Ilicak avaient été condamnés en 2018 à la prison à perpétuité pour participation au putsch, mais cette décision avait été cassée en juillet 2019. La cour avait estimé qu'ils n'auraient pas dû être jugés pour tentative de putsch, mais pour avoir aidé un "groupe terroriste", chef d'accusation passible d'une peine inférieure.
Au terme du nouveau procès qui s'est conclu lundi, les deux intellectuels ont ainsi été reconnus coupables d'avoir aidé une "organisation terroriste", expression désignant le mouvement d'un prédicateur islamique, Fethullah Gülen, qu'Ankara accuse d'avoir ourdi la tentative de coup d'Etat.
Les deux écrivains étaient notamment accusés d'avoir envoyé des "messages subliminaux" lors d'une émission retransmise en direct sur une chaîne pro-Gülen à la veille du putsch manqué, un élément qui a ensuite disparu de l'acte d'accusation. Ahmet Altan et Nazli Ilicak, des intellectuels respectés en Turquie, ont toujours nié toute implication dans la tentative de coup d'Etat, rejetant des accusations "grotesques".
Pour les ONG, l'affaire Altan-Ilicak est emblématique de la détérioration des droits humains en Turquie après le putsch manqué en juillet 2016 contre le président Recep Tayyip Erdogan, qui a lancé des purges massives ayant frappé de plein fouet médias et milieux intellectuels.
"Pas une seule preuve"
A peine relâché, Ahmet Altan s'est attablé sous les néons déversant une lumière blafarde de la cafétaria de la station-service pour se lancer dans une conversation à bâtons rompus avec ses proches venus l'accueillir, en sirotant un thé brûlant, selon un photographe de l'AFP.
"Depuis le début, il n'y a rien. Il n'y a pas une seule preuve. Comment un tel crime serait possible et pourquoi voudrait-on que je commette une telle chose ?", a-t-il déclaré aux journalistes présents. Il a toutefois estimé que les années passées en prison n'avaient "pas été perdues. J'ai travaillé en prison, j'ai écrit des livres", a-t-il dit.
La Turquie, où plusieurs médias ont été fermés et journalistes arrêtés depuis 2016, figure à la 157e place sur 180 au classement 2019 de la liberté de la presse de l'ONG Reporters sans frontières.