Dans son dernier film,
Doubles vies, Olivier Assayas situe l'intrigue dans le monde de l'édition. Le personnage principal dirige une grande maison historique. Par souci de réalisme, il met en scène les débats et enjeux qui traversent ce secteur. Il donne à voir l'affaiblissement du statut de l'édition mais aussi une représentation enchantée du secteur.
L'épée du numérique
Le thème du numérique est omniprésent par l'évocation de la concurrence qu'il offre dans les pratiques d'information en général et dans l'édition en particulier. Le basculement de la lecture de livres sur les écrans menace l'équilibre de l'économie du livre dans son ensemble. Le film pose la question de l'utilité de l'ensemble de la chaîne du livre quand il pourrait ne subsister que l'auteur et l'éditeur. Comment concurrencer l'écart de prix important entre la version papier et la version numérique ? Sur ce point précis, la situation française actuelle est moins sombre que celle évoquée dans le film (peut-être du fait que le scénario initial a été rédigé au
début des années 2000). Les livres à télécharger sont souvent vendus avec un écart de 30% à 40% et l'édition en poche peut se révéler moins chère que celle électronique. Le monde de l'édition a renoncé à scier la branche sur laquelle elle est installée...
Olivier Assayas montre que l'éditeur oscille entre une adhésion aux possibilités théoriques du numérique et l'inscription de son métier dans une histoire longue porteuse de valeurs et de qualité. En cela, il rend bien les hésitations observées dans le monde de l'édition. Et le mirage du basculement total du livre vers le numérique semble s'être durablement dissipé.
Financiarisation
Le film donne aussi à voir l'enjeu de l'inscription des groupes éditoriaux dans les groupes capitalistiques. La maison d'édition fait l'objet d'un projet de vente à un groupe ayant fait fortune dans la téléphonie et à la recherche de contenu (scénario dont la vraisemblance est confirmée par la toute récente
offre d'abonnement Youboox One de Free). Cela pourrait conduire à voir une nouvelle stratégie s'imposer et ainsi affecter la réalité du travail éditorial. Ce projet ne verra pas le jour car c'était un leurre pour masquer d'autres opérations mais cela donne à voir que l'autonomie de l'éditeur a pour limite la liberté que lui laissent ceux qui détiennent les capitaux. Et d'ailleurs, l'auteur qui a déjà publié plusieurs titres chez l'éditeur qui le juge un peu « usé », ne doit la publication de son dernier manuscrit qu'à l'intervention de l'épouse de l'éditeur (qui est aussi à ce moment l'amante de l'auteur) vantant les qualités du manuscrit en présence de son conjoint mais aussi du propriétaire de la maison d'édition.
La littérature en repli
L'édition est également confrontée à l'affaiblissement de la place de la littérature dans le champ médiatique. Lors d'une discussion amicale, un auteur explique que ses textes publiés sur son blog sont davantage lus que ses livres. Quant à l'auteur ami de l'éditeur, il s'inquiète de l'audience de l'émission de radio à laquelle il vient de participer et dans laquelle il n'a pas brillé. Son attachée de presse le rassure par le bas niveau de cette audience. Et quand il se rend dans une librairie à la rencontre de ses lecteurs, il fait face à un auditoire clairsemé justifié par la météo et les problèmes de transport selon le libraire.
On comprend aussi qu'il ne vend pas un grand nombre d'exemplaires. Parallèlement, la femme de l'éditeur qui est actrice de théâtre a pris le virage des séries télévisées. Elle joue un rôle de policière dont elle se lasse. Elle a pris acte de la suprématie de l'industrie de l'image même si elle le fait sans enthousiasme. Elle s'accommode de ce changement qui lui apporte une reconnaissance du grand public qui lui était inconnue jusqu'alors. Mais, sa conversion n'est qu'incomplète et elle finit par renoncer à la quatrième saison de la série dont elle était l'héroïne pour retourner au théâtre en jouant Phèdre. La fidélité au livre s'impose...
Et cette évolution se double d'une autonomisation des lecteurs à l'égard du champ littéraire. Lors de la rencontre chez le libraire, deux lecteurs s'en prennent assez directement à l'auteur et au fait qu'il paraît révéler des éléments de vie privée de personnes réelles. Avant de quitter ses fonctions de chargée du développement du numérique dans la maison d'édition pour rejoindre une fonction marketing dans une grande société à Londres, l'amante de l'éditeur lui parle d'études sur l'érosion de la prescription des critiques dans les ventes de livres. Les lecteurs s'en détournent et sont plus sensibles aux algorithmes qui peuvent les guider dans leurs choix. Le critique, comme l'éditeur, ne saurait constituer une source de prescription non questionnée. Par le numérique notamment, le lecteur a (ou croit avoir) acquis les moyens de son autonomisation.
Turbulences
Il serait injuste de réduire le film à des bavardages que viennent entrecouper une histoire classique de marivaudage. Il met en scène des échanges réfléchis sur le monde de l'édition pris dans des turbulences. Et le cinéma peut aussi stimuler la réflexion des spectateurs sur ce qui les entoure :
La Croix salue l' « art de la conversation » (16 janvier). En revanche, la description de ce monde germanopratin, aisé et déconnecté du monde réel (incapable de situer la ville de Laval !) semble plus contestable. Il y a loin entre cette représentation idyllique et la réalité. La précarité dans le monde de l'édition, l'abondance de manuscrits, la surproduction (Cf.
l'Edito de Fabrice Piault dans
Livres Hebdo du 1er février), le renouvellement des bibliothèques (au-delà des grainothèques caricaturées), la passion des professionnels née du contenu des livres, tout cela ne nous est pas montré et conduit à fragiliser l'intérêt de cette fresque de l'édition aujourd'hui.