En 2012, le prix Nobel de littérature est décerné à un écrivain chinois. Pas trop tôt ! En plus de cent ans de prix, jamais aucun représentant de la civilisation plurimillénaire qu’est la Chine ! Certes, il y eut en 2000 Gao Xingjian, de nationalité française et de langue chinoise, mais avant Mo Yan nul auteur vivant en Chine… Voilà l’aberration corrigée, et avec quel Chinois ! Un lauréat, selon l’académie suédoise, "qui à travers un réalisme hallucinatoire réussit à mêler le folklore, l’histoire et le contemporain".
Mo Yan ("Ne parle pas") est le pseudonyme de Guan Moye. Né en 1955 dans un milieu de paysans pauvres du Shandong, il se fait remarquer en France hors du cercle de la sinologie par Le pays de l’alcool (Seuil, 2000, repris chez Points), virulente satire d’une société chinoise avide jusqu’à l’anthropophagie. Dans sa patrie, c’est Le clan du sorgho rouge qui le révèle au public, un succès amplifié par l’adaptation cinématographique de Zhang Yimou, ours d’or à Berlin en 1988. En 1990 paraît chez Actes Sud une traduction française qui ne correspond qu’au premier des cinq chapitres de cette fresque rurale sur fond de guerre contre l’envahisseur japonais et de lutte fratricide entre le PC chinois et le Kuomintang. Le Seuil publie ici l’intégralité du roman. Le narrateur raconte les tribulations de son père engagé à l’âge de 14 ans dans les rangs de la résistance et nous plonge dans les méandres d’une histoire familiale impliquant une aïeule distillatrice d’alcool de sorgho et un grand-père chef des brigands. Dans le tumulte de l’histoire se débattent des personnages pétris de sentiments contradictoires et plus aiguillonnés par leur formidable volonté de survie que par le patriotisme vertueux prôné par le Parti. Gaomi, canton natal de Mo Yan, "le pays des pires ivrognes et des meilleurs amoureux", devient la métonymie de la Chine du petit peuple face aux vicissitudes politiques et au rouleau compresseur du "progrès".
Ces racines paysannes, Mo Yan les a totalement intégrées dans son écriture, mais les mélange aux classiques chinois (détournement du roman de cape et d’épée) et aux sources étrangères (Sienkiewicz, Julio Cortázar, Carson McCullers), forgeant un style ironique imprégné de gouaille vernaculaire et de "réalisme magique". L’auteur du Radis de cristal est un écrivain postmaoïste, il entre en littérature en même temps que dans l’armée (seul moyen pour un paysan pauvre de s’instruire) : à 21 ans, à la fin de la Révolution culturelle en 1976. Du Clan du sorgho rouge à La dure loi du karma ou à Beaux seins, belles fesses, l’universitaire Yinde Zhang retrace dans Mo Yan, le lieu de la fiction la genèse d’une prose singulière qu’il qualifie de proprement "carnavalesque". Sean J. Rose