Jeux de société

L'édition avance ses pions

Jeu de société Dinner in Paris (Funnyfox). - Photo Olivier Dion

L'édition avance ses pions

Qu'ils soient grands groupes ou éditeurs indépendants, les acteurs du livre en quête de diversification se ruent sur le nouvel eldorado du jeu de société, porté malgré la crise par une croissance insolente. Trop à l'étroit dans les corners ludiques des librairies saturés de quiz et de jeux de cartes, ils entendent dorénavant se tailler une place de choix dans les boutiques spécialisées avec des produits plus sophistiqués.

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Par Nicolas Turcev,
Créé le 05.02.2021 à 17h13

Il y a tout juste un an, le jeune Studio H remportait le Goncourt du jeu de société, l'As d'or, pour sa première création, le jeu de stratégie Oriflamme. H pour Hicham Ayoub Edran, le directeur du studio, et pour Hachette, sa maison mère. à peine entamés avec la création du studio à la mi-2019, les efforts du groupe d'édition pour s'insérer dans le milieu du jeu de société se voyaient joliment récompensés. La chance du débutant ? En réalité, cette effraction remarquée du plus grand acteur du livre dans l'univers discret des dès et des pions témoigne d'une tendance de fond dans l'édition.

Dans leurs efforts de diversification, quelques poids lourds du milieu ont créé ces derniers mois des labels ou des structures ad hoc afin de se positionner comme de véritables éditeurs de jeux de société. « Ce sont des métiers cousins, justifie Isabelle Jeuge-Maynart, présidente d'Hachette Board Games, l'entité qui coiffe les activités liées au jeu de société au sein du groupe. Comme dans le livre, il s'agit d'un travail de création avec les auteurs et la logique de distribution basée sur des points de vente spécialisés est similaire, même si le marché n'obéit pas exactement aux mêmes règles. » Editis, avec la marque 404 on Board, et Bragelonne, avec Bragelonne Games, se sont également lancés dans la course. Leur ambition : conquérir le cœur des joueurs avec des titres sophistiqués et s'installer durablement dans les rayons des « ludiquaires ».

Après tout, le gâteau est appétissant - et il ne cesse de grossir. Avec 328 millions d'euros de chiffre d'affaires et 19 millions de boîtes vendues, la France était en 2019 le plus gros marché européen du jeu de société, largement devant le Royaume-Uni et l'Allemagne, selon le cabinet NPD. à la fin novembre 2020, le segment avait encore progressé de 11 % par rapport à l'année précédente, une hausse constante renforcée par l'effet des deux confinements sur les ventes de jeux familiaux et conviviaux. Cette performance économique, insolente pour un secteur culturel, est renforcée par le dynamisme de la production de ces dernières années, qui s'est diversifiée grâce à des titres destinés à un public de jeunes adultes et à l'essor de phénomènes éditoriaux comme les escape games en boîte, conçus par des éditeurs de livres comme Mango et 404. Parfois caricaturé dans le passé en loisir de pauvre, le jeu de société a gagné ses lettres de noblesse et son industrie atteint une certaine maturité.

Dans l'ombre d'Asmodée

L'arrivée de Hachette sur le segment participe à sa structuration. Outre Studio H, qui vise un public familier des jeux de plateau, le groupe a lancé en 2019 la marque Funnyfox, orientée vers le jeu familial avec des titres comme Dinner in Paris. Surtout, la filiale de Lagardère a racheté au même moment les distributeurs Blackrock Games et Gigamic, deux des plus gros acteurs du marché, dont le chiffre d'affaires cumulé s'élevait en 2019 à plus de 45 millions d'euros. Avec cette double acquisition, le numéro 1 français du livre a fait main basse sur des long-sellers iconiques du jeu de société comme Blanc-manger Coco, vendu à plus d'1,5 million d'exemplaires, ou bien le 6 qui prend, écoulé à plus de trois millions d'exemplaires.

Le conglomérat reste toutefois dans l'ombre du tentaculaire géant français, Asmodée, distributeur des cartes Magic et Pokémon et éditeur de Jungle Speed et Time's up. La structure fondée par Marc Nunès a été rachetée en 2018 par PAI Partners au fonds Eurazeo pour la coquette somme de 1,2 milliard d'euros et affichait en 2017 un chiffre d'affaires de 442 millions d'euros. En 2020, Asmodée a même racheté Philibert, la principale plateforme de vente de jeux de société, avec 35 000 références. Son hégémonie sur le marché français et la chaîne de production est incontestable.

Alors certains ludiquaires voient dans l'incursion d'un grand groupe comme Hachette dans la petite cour du jeu de société l'occasion de faire vaciller le roi. « Asmodée se sent tout puissant, ce qui est normal puisqu'ils ont le plus gros catalogue. Mais j'espère que l'arrivée d'Hachette permettra de rééquilibrer les positions », souffle Yannick Peignard, gérant de la boutique Le temps d'un jeu, à Brest, et membre du Groupement des boutiques ludiques. Du côté d'Hachette en revanche, on ne cherche pas (encore) à se comparer, mais plutôt à découvrir. « Notre ambition première est d'apprendre à connaître ce secteur, puis à bâtir quelque chose avec ses acteurs. Nous souhaitons attirer à nous des maisons d'édition de qualité et les traiter avec le même respect éditorial et leur donner la même autonomie que pour le livre. Etablir une force de diffusion-distribution était la première étape pour mener ce projet à bien », explique Isabelle Jeuge-Maynart.

Du corner à la boutique

Editis, de son côté, flirte depuis quelque temps avec le réseau de boutiques spécialisées. Conçue pour être vendue en librairie, la populaire gamme d'Escape Box de 404 éditions bénéficie d'une double diffusion depuis deux ans sur les canaux livres et jeux. Mais le pôle geek d'Edi8 n'a officialisé qu'en juillet dernier sa mutation ludique avec la création du label 404 on Board, exclusivement distribué chez les ludiquaires et en GSS grâce à leur partenaire, MAD Distrib. Un ancien talent d'Asmodée, Joséphine Gay, a été recruté pour mener le projet. Les premiers titres familiaux parus au deuxième semestre 2020 laisseront place cette année à des jeux beaucoup plus ambitieux, dont l'un sera basé sur l'univers de Vol de nuit d'Antoine de Saint-Exupéry (Gallimard, 1931), avec la bénédiction des ayants droit. Un retard à l'allumage qui n'a rien d'anormal. « Le temps du jeu de société est un temps beaucoup plus long que le livre, la conception par les auteurs peut prendre des années parce qu'il faut constamment tester le concept, le raffiner, itérer, se tromper et modifier en conséquence. Ce projet, par exemple, est en gestation depuis deux ans chez nos auteurs », situe Alexandra Bentz, directrice du pôle jeunesse d'Edi8, qui contient 404. Les salons de premier plan comme le festival des jeux de Cannes, lors duquel est décerné l'As d'or, ou bien le Spiel d'Essen, en Allemagne, sont autant d'opportunités pour les game-designers de faire tester leurs prototypes par les joueurs et de rencontrer des éditeurs. « Contrairement au livre qui ne suscite plus d'intérêt une fois lu, ce processus de tests génère de l'attente et les joueurs, même s'ils ont déjà essayé le jeu en salon, vont acheter la version officielle lors de sa sortie », ajoute Alexandra Bentz.

Leader sur le segment du jeu jeunesse en librairie avec 3,4 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2020 et 30 % de parts de marché selon les données de GFK, Auzou souhaite lui aussi passer à la vitesse supérieure en 2021. La maison qui séduit enfants et parents avec le personnage du Loup souhaite dorénavant faire rayonner ses jeux dans toutes les boutiques indépendantes jouetistes et renégocie ses contrats avec les GSS pour figurer dans les rayons jeux, et non plus livre. « En librairie le corner jeu est un petit point de diversification qui limite nos ambitions. Aujourd'hui nous souhaitons doubler notre surface de ventes et augmenter la part du jeu de 8 % à 10 % dans notre chiffre d'affaires », annonce Laura Lévy, directrice éditoriale d'Auzou. Plutôt que de compter sur un diffuseur établi comme Blackrock ou Asmodée pour faire connaître son catalogue auprès de ces nouveaux canaux, l'éditrice choisit de conserver et de former sa force d'une trentaine de représentants sur ce segment.

Le jeu se livre

Le jeu de société, nouvel eldorado du livre ? Alain Nevant, le directeur de Bragelonne Games, exprime quelques réserves sur l'enthousiasme généralisé des éditeurs pour le jeu de société. « Il faut savoir que sur les réseaux spécialisés, la TVA est à 20 % au lieu de 5,5 % et il n'y a pas de droit de retour, sans compter le fait que les coûts de fabrication sont naturellement plus élevés que le livre. Donc il n'est pas possible que le jeu soit aussi rentable que le livre, assène l'éditeur. Les marges sont trop petites, surtout quand on sait qu'un premier tirage ne permet généralement pas de rentrer dans ses frais. Certains risquent de déchanter quand ils vont faire les comptes. » Malgré ces réserves, le responsable se dit « satisfait » des performances de la dizaine de titres publiés par Bragelonne Games, fondé il y a un an. Au-delà de la simple volonté d'investir un nouveau marché, la maison souhaite s'appuyer sur une dynamique transmédia pour développer des connexions entre jeux et livres, voire au-delà dans le jeu vidéo et l'animation. Des boîtes inspirées directement des univers publiés chez Bragelonne devraient paraître prochainement. « Au moins une ou deux fois par an, il y aura chez Bragelonne des phénomènes jeux qui seront d'abord nés sur les étals des librairies. C'est une déclaration d'intention culturelle qui incite à la découverte : si le jeu vous a plu, venez lire le livre ».

 

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