Édition & jeu vidéo

Édition & jeu vidéo : les liaisons prometteuses

Le jeu Blacksad est inspiré de la bande dessinée de Juanjo Guarnido et Juan Diaz Canales, publiée chez Dargaud. - Photo Microïds

Édition & jeu vidéo : les liaisons prometteuses

Issus de cultures opposées, le livre et le jeu vidéo connaissent des rapprochements multiples, amorcés par de petits éditeurs spécialisés et désormais amplifiés par les groupes d'édition à la recherche de diversifications et de nouvelles synergies éditoriales et commerciales. Etat des lieux à la veille de la 10e Paris Games Week, du 27 au 31 octobre. _ par Nicolas Turcev

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Par Nicolas Turcev
Créé le 25.10.2019 à 05h21

« Dans les années 1990, je pensais que la BD évoluerait naturellement vers le jeu vidéo et que Dargaud, Casterman et consorts allaient devenir Ubisoft ». Le dessinateur Benoît Sokal (notamment auteur de la série Canardo, chez Casterman), premier auteur français à avoir investi le jeu vidéo en créant le jeu d'aventure Amer-zone (Microïds, 1999), ne cache pas sa déception. D'après lui, « le monde de l'édition a raté le créneau du jeu vidéo, par conservatisme probablement, et l'espace a été rempli par d'autres acteurs. »

Stéphane Longeard - microids- Photo OLIVIER DION

Depuis quelques années pourtant, les éditeurs tentent de refaire leur retard. Plusieurs se tournent vers le jeu pour diversifier leurs activités, toucher de nouveaux publics ou faire fructifier leurs licences. A commencer par le premier d'entre eux. Hachette Livre s'est positionné sur le secteur du jeu mobile en 2016 « afin de poser des jalons dans des secteurs de loisirs proches de son cœur de métier », explique Isabelle Magnac, responsable des branches Hachette illustré et Hachette collections (fascicules), mais aussi de la nouvelle division Hachette Mobile Studios, dédiée au jeu vidéo. Cette entité regroupe trois studios de développement acquis ces dernières années : les anglais Neon Play et Brainbow, ainsi que le parisien IsCool. Tous trois se spécialisent dans les jeux d'adresse ou de réflexion, sur des formats courts, destinés à une audience de joueurs occasionnels. Leurs productions totalisent une centaine de millions de téléchargements sur les principaux magasins d'applications.

Francis Ingrand- Photo DR

Hachette se développe par ailleurs dans le jeu de plateau avec les rachats en 2019 des éditeurs Gigamic et Blackrock Games. Pour le goupe éditorial, le jeu vidéo représente une opportunité de générer de la croissance à long terme, mais aussi une porte d'entrée vers de nouvelles stratégies de monétisation numériques. Micro-transactions, achats in-app, modèle par abonnement... le jeu vidéo mobile est le principal territoire d'expérimentation des techniques de vente sur internet. De plus, « si un de nos studios désire adapter l'une de nos licences, nous ferons le maximum pour qu'il puisse le faire », ajoute Isabelle Magnac. Elle ne ferme pas pour autant la porte aux partenariats extérieurs : le 21 novembre, le jeu d'action Astérix et Obélix XXL 3 sera lancé sur consoles de salon par Microïds, filiale jeu vidéo de Média-Participations.

Développement naturel

A la recherche de nouveaux débouchés pour ses univers en bande dessinée, Média-Participations a commencé d'explorer cet univers dès 2008 en rachetant l'éditeur de jeux vidéo et de logiciels de loisir Anuman Interactive, rebaptisé le 1er octobre Microïds, du nom de la marque et du catalogue (plus de 150 références) de ce producteur parisien qu'il a repris en 2010. « Au hasard des acquisitions, Média-Participations s'est retrouvé présent, au début des années 2000, dans la presse, l'édition, l'animation, la vidéo et internet, mais pas dans le jeu vidéo, explique le directeur général du groupe, Claude de Saint-Vincent. Pour la première fois avec le rachat d'Anuman Interactive, nous avons eu une démarche proactive en partant du principe que le développement naturel dans ce monde multimédia, où tous les supports se soutiennent les uns et les autres, était d'investir ce secteur. » Média-Participations a également pris en 2012 une part dans le groupe roubaisien Ankama, pionnier du jeu en ligne devenu ensuite éditeur.

Après le rachat, Anuman se porte d'abord sur le marché de l'application mobile. Il noue des partenariats avec Hatier, Fleurus, Bordas ou encore Belin pour éditer leurs solutions sur smartphones, avant de pivoter vers la réalisation de jeux vidéo à plus gros budgets à destination des consoles de salon et du PC. Le rachat de Microïds, détenteur de plusieurs licences reconnues de jeux d'aventure, amorce une montée en puissance, concomitante à l'épuisement de la stratégie mobile. « D'un budget moyen de 2 000 à 15 000 euros par produit, nous sommes passés à 700 000 euros avec l'adaptation du roman A.B.C. contre Poirot d'Agatha Christie [parue en 2016] », souligne Stéphane Longeard, président de Microïds. La production des jeux est confiée à des studios tiers disséminés en France et en Europe.

Les investissements, qui atteignent aujourd'hui plusieurs millions d'euros par jeu, ne surprennent pas Claude de Saint-Vincent, également à la tête d'un des plus gros producteurs européens de films d'animation. « Le processus de production est assez similaire à celui de l'audiovisuel en consommation de ressources et en calendrier, analyse-t-il. Ce sont des phénomènes que nous connaissons et que nous contrôlons bien. Il existe deux grandes différences toutefois : l'animation est largement pré-financée grâce aux chaînes de télévision et au Centre national du cinéma (CNC), et sa durée de vie est beaucoup plus grande que celle du jeu vidéo, ce qui permet de créer un catalogue et un patrimoine. » Le jeu vidéo, lui, présente l'inconvénient d'une production lourde avec peu de pré-financements à disposition et une durée de vie d'autant plus courte qu'il repose sur des technologies rendues mécaniquement et rapidement obsolètes à l'occasion du renouvellement des appareils (consoles, ordinateurs, tablettes...). « Connaissant ces risques, nous avons racheté une société dont la gestion de ces aléas fait partie du savoir-faire », souligne Claude de Saint-Vincent.

Faire fructifier les synergies

Anuman a franchi un palier en 2017 avec la production de Syberia III, troisième opus d'une série de jeux d'aventure signée Benoît Sokal, éditée à l'origine par l'ancien Microïds. Avec plus de 450 000 exemplaires vendus et une suite en préparation, le titre valide la nouvelle stratégie de sa filiale. Surtout, il donne un premier aperçu des synergies multimédias qu'Anuman/Microïds pourra développer au sein du groupe. « Nous avons réussi à nous coordonner avec le Lombard pour faire une BD Syberia, ce qui n'était pas vraiment possible auparavant. C'est une synergie intéressante puisqu'un des médias principaux devient un média secondaire et inversement », se félicite Stéphane Longeard. Sa société s'est également associée avec Plastoy, la filiale merchandising de Média-Participations, pour garnir de figurines les coffrets collectors des jeux Astérix et Blacksad (à paraître le 5 novembre), et avec Mediatoon, la filiale audiovisuelle, pour l'emprunt d'éléments graphiques sur le jeu Garfield.

L'accès facilité aux auteurs permet de garantir l'authenticité du produit final. Le jeu Blacksad a pu bénéficier des contributions de Juanjo Guarnido et de Juan Diaz Canales pour ses dimensions graphiques et scénaristiques. « Petit à petit, ces liaisons permettent de construire un écosystème média un peu plus cohérent », se réjouit Stéphane Longeard. Vivendi, propriétaire d'Editis, s'inscrit également dans cette démarche plurimédias avec l'écosystème Paddington, bâti à partir de 2016 autour de la licence détenue par Studiocanal. La sortie du film Paddington 2 en 2017 a été accompagnée par le jeu mobile Paddington Run, développé en interne par le bras jeu vidéo du groupe, Gameloft.

Ce modèle séduit aussi bien la petite maison Clair de Lune, qui s'est associée avec l'éditeur de jeu vidéo Plug-in Digital et le studio de développement Artefacts pour réaliser une adaptation de sa série BD Le donjon de Naheulbeuk, déjà déclinée en romans et en jeux de plateau. L'entreprise marseillaise espère par ce moyen « bâtir des ponts entre les supports pour que les fans puissent découvrir des séquences différentes de l'univers et faire rayonner la marque, avec peut-être à la clé une augmentation des ventes sur tous les produits », explique Pierre Léoni, président de Clair de Lune. Tout en cédant ses droits, l'éditeur a été jusqu'à prendre un rôle de coproducteur du jeu pour des raisons de financement : « Notre participation financière directe envoie un message positif aux banques et aux partenaires régionaux, puisque nous connaissons la valeur de la licence et son potentiel, affirme Pierre Léoni. Dans le cas du jeu vidéo, qui est un secteur encore peu institutionnalisé, l'influence de l'éditeur peut être cruciale. »

Marché mondial

Les alliances et les synergies entre acteurs n'empêchent pas les marchés du livre et du jeu vidéo d'obéir à des logiques sensiblement divergentes. « La différence principale est que le marché du jeu vidéo est international. Le marché français n'est pas auto-suffisant comme il peut l'être pour l'édition », remarque Francis Ingrand, P-DG de l'éditeur de jeu vidéo Plug-in Digital. Or, si certaines licences détenues par les éditeurs de livres bénéficient d'une renommée en France, toutes ne sont pas promises à un brillant avenir sur le marché mondial. « Naheulbeuk est une bonne illustration de cette situation, poursuit Francis Ingrand. Nous avons deux plans marketing : un pour la France, qui s'appuie sur la marque, et un plan mondial, qui va se baser sur des partenariats locaux. Finalement, c'est beaucoup plus de travail pour nous puisque l'effet licence ne nous bénéficie que localement. »

Stéphane Longeard abonde. « Pour vendre les marques françaises à l'étranger, il faut changer le nom, comme on l'a fait pour Astérix aux Etats-Unis en renommant le jeu Roman Rumble, dit-il, ou adapter la campagne marketing. Au-delà de la licence, on doit convaincre que le jeu est bon. » Prévu pour 2020 chez Microïds, le jeu de tir XIII pourrait se révéler comme l'exception qui confirme la règle. Version revisitée et améliorée d'une première adaptation publiée en 2003 par Ubisoft, le jeu pourrait bénéficier de la réputation mondiale du titre original et ainsi mettre en lumière le catalogue de Microïds. L'aboutissement de plus de 7 ans de négociations pour récupérer les droits auprès d'Ubisoft. « Notre métier, c'est de la course de fond, résume Stéphane Longeard. Il faut trouver la licence avec le bon potentiel, dans le groupe ou en dehors, pour pouvoir rentabiliser des coûts de développement qui se chiffrent en millions. Tout en sachant que la France représente seulement 10 à 12 % de nos ventes en moyenne. »

Garder la main sur l'arbitrage et l'initiative des projets, sans être contraint par une obligation de synergie avec le secteur de l'édition, devient alors crucial pour rester pertinent à l'international. Ainsi, chez Hachette, Isabelle Magnac préfère « laisser la liberté de création et d'initiative » aux studios. De même, pour Claude de Saint-Vincent, « Microïds n'est pas là pour développer en jeu les licences du groupe, mais d'abord pour réussir en tant que Microïds ». Le directeur général de Média-Participations précise que 80 % du chiffre d'affaires de sa filiale est réalisé avec des marques extérieures au groupe. La tendance devrait se confirmer dans le futur puisque l'éditeur vidéoludique, en croissance de 50 % par an depuis 2015, va ouvrir des bureaux aux Etats-Unis et au Japon pour renforcer son assise internationale. Ses prochaines licences phares s'appelleront Vertigo de Hitchcock, connu sous le nom de Sueurs Froides en France, et Tarzan

De la manette au marque-page

Florent Gorges, fondateur d'Omaké Books.- Photo RAOUL SCHWEITZER

Encore cantonnés aux écrans il y a quinze ans, Zelda, Mario et autres Tetris prennent aujourd'hui d'assaut les librairies. La niche de l'édition d'ouvrages thématiques consacrés au jeu vidéo a pris son envol avec l'apparition, en 2007, de l'éditeur Pix'n'Love, premier acteur du marché. « Nous avons ouvert une brèche, assume le président de la maison, Marc Pétronille. Et comme souvent à la création d'un marché, il y a eu une ruée vers l'or, tout le monde veut se faire une place. » A commencer par les employés de Pix'n'Love : au début des années 2010, la maison d'édition connaît une « fuite des cerveaux » qui va contribuer à consolider le secteur. En 2011, le cofondateur Florent Gorges quitte l'entreprise pour monter Omaké Books. Il est suivi en 2013 par Jean-Marc Demoly, créateur de Geeks-Line, puis en 2015 de Nicolas Courcier et Mehdi El Kanafi, qui fondent Third Editions. Sur un marché du livre stagnant, le dynamisme insolent de ce segment peut surprendre. « La première année d'Omaké Books, j'ai publié 3 titres. Aujourd'hui, nous en publions de 24 à 36 par an », calcule Florent Gorges.

Chaque maison publie un à trois ouvrages par mois. Leurs catalogues cumulent des centaines d'essais, de guides, d'artbooks ou d'anthologies ancrés dans l'univers du jeu vidéo. Tous annoncent un premier tirage moyen entre 2000 et 3500 exemplaires par titre. «On peut monter à 10 000 ou 12 000 exemplaires pour les plus gros », souligne Marc Pétronille. Grâce à une forte présence à l'international et à des traductions en cinq langues, Third Editions revendique 50 000 exemplaires tirés de son livre consacré à la série de jeux d'aventure Zelda, et 35 000 exemplaires pour l'essai La légende Final Fantasy VII dédié au jeu éponyme, ses deux plus grands succès.

Fragmentation et complémentarité

Malgré la bonne santé de ce jeune secteur, Florent Gorges craint que « la fragmentation du marché » n'engendre un excès de production nuisible aux ventes. « Aux débuts de Pix'n'Love, on pouvait écouler 3 000 exemplaires d'un livre obscur parce que les fans avaient peu de choses à se mettre sous la dent. Aujoud'hui ils sont rassasiés et peuvent faire des choix », estime l'éditeur. Mehdi El Kanafi, de Third Editions, préfère voir dans la profusion de l'offre le signe d'une « maturité » du marché, dans lequel la production des différents éditeurs se complètent. « C'est assez comparable au secteur du manga, qui s'organise par sous-branches », dit-il. Son catalogue est essentiellement constitué d'essais analysant les grandes séries de jeux vidéo alors que Pix'n'Love s'est spécialisé dans les ouvrages d'histoire du jeu vidéo, Geeks-Line dans le rétrogaming et Omaké Books dans les mangas, guides et artbooks. « Cette variété est une force pour exister auprès des autres acteurs de la chaine du livre », juge Mehdi El Kanafi.

« L'arrivée progressive de plusieurs éditeurs sur cette niche a indéniablement favorisé une reconnaissance du marché et amélioré la distribution », reconnaît Florent Gorges. Tantôt rangés dans les rayons cinéma, graphisme ou informatique, les ouvrages sur les jeux vidéo ne bénéficiaient pas initialement de leur propre rayon, au détriment de leur visibilité. « Ensemble, nous avons bataillé auprès de l'AFNIL [qui attribue les ISBN, NDLR] pour ouvrir des références jeux vidéo afin que libraires et grandes surfaces puissent créer des rayons dédiés », explique Florent Gorges. Certaines succursales de grandes enseignes telle E. Leclerc ont mis en place des rayons ou des corners sur les ouvrages de jeux vidéo ou de pop-culture, mais cela ne satisfait pas complètement les éditeurs. « Dans 90 % des cas, nous restons rangés en informatique, alors que notre production est équivalente, voire supérieure à celle des éditeurs de livres sur le cinéma », déplore Mehdi El Kanafi. Pour Marc Pétronille, le placement en magasin reste « le plus gros défi à relever », avec à la clé « sans doute quelques milliers de lecteurs supplémentaires ». 

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