Il n'a jamais vraiment quitté son quartier genevois. De son balcon il montre une grue. "C'est là que l'on construit la nouvelle maternité, sur le lieu de l'ancienne où je suis né. Juste en face, c'est l'hôpital cantonal où j'ai été interne en clinique thérapeutique entre 1949 et 1953." Sur une table du salon, étalés, les jeux d'épreuves de ses prochains livres.
Jean Starobinski a bientôt 92 ans, il est suisse et il est critique littéraire. Rien à voir avec le journaliste qui donne un point de vue, une impression, ou dissimule une connivence. Lui est universitaire. Il traite les oeuvres comme des montagnes textuelles. Non seulement il les gravit, mais il veut en connaître la roche, le climat, les origines. Il a à son actif plusieurs sommets : Rousseau, Diderot, Montaigne et quelques autres.
Mais un thème rassemble presque tout : la mélancolie. C'est à ce délicat tremblement de l'esprit que Jean Starobinski a consacré sa thèse en 1960, aujourd'hui éditée pour le grand public dans L'encre de la mélancolie, ouvrage qui reprend un demi-siècle de ses études sur le sujet. Une thèse de médecine ? Eh oui, la littérature peut être vue comme une pathologie. Après tout, pourquoi écrire si ce n'est pour dire ce qu'on ne peut vivre ? Tout est là ! Ce grand lecteur l'a bien compris. Depuis longtemps il sait que la littérature n'est pas utile au monde. Elle est le monde. Et cette terre-là, il lui faut l'explorer, avec quelques outils, beaucoup de connaissances dans différents domaines et un don certain pour faire surgir ce que l'auteur a voulu dissimuler.
La littérature est un jeu de cache-cache avec le lecteur. Dans cette stratégie, Starobinski arrive comme un précieux guide. Il n'indique pas tous les chemins, seulement quelques-uns. Voilà pourquoi il rattache cette démarche mélancolique aux masques.
Il appartient à cette "école de Genève", celle des Albert Béguin, Jean Rousset, Georges Poulet, Marcel Raymond, qui a montré que la critique littéraire, la vraie, était une discipline qui pouvait aussi donner de grands livres et entrer à son tour dans la littérature. Une école qui a ses maîtres, mais peu de disciples. "Je suis très heureux de ma carrière universitaire, mais je ne suis pas sûr d'avoir fait école. J'ai dirigé peu de thèses et je n'exerçais pas de position d'autorité sur mes étudiants à l'université de Genève."
Un cercle mélancolique
L'oeil vivace derrière des lunettes en demi-lune, Jean Starobinski ne s'étonne même pas de publier trois livres cet automne. Il considère son oeuvre avec simplicité. "Mes textes sont des pierres d'attente. Ils sont à développer. C'est peut-être téméraire à mon âge, mais j'ai deux projets : une étude sur ce qui s'est fait et dit sur le rapport entre la technique et la nature, ainsi qu'un rassemblement de textes autour de la description d'une journée chez Rousseau, Baudelaire, etc. Nous y retrouverions par exemple l'euphorie du matin et la mélancolie du soir."
Stupéfiante, la curiosité intacte chez cet homme polyglotte, traducteur de Kafka dans sa jeunesse, qui évoque Pierre Jean Jouve rencontré à Genève pendant la Seconde Guerre mondiale, parle de son amitié avec Yves Bonnefoy, raconte ses pérégrinations dans les bibliothèques et considère la révolution numérique comme des écrans qui font écran à cet appétit sans fin.
Aux Etats-Unis, où il a enseigné à l'université Johns-Hopkins de Baltimore, sa discipline a été qualifiée d'"histoire des idées". Parce que son comparatisme ne s'arrête pas aux textes. Il intègre les arts visuels et la musique. "Faire de la critique, c'est bien faire de l'histoire des idées." Pour comprendre comment a commencé un texte, il faut faire appel à la philosophie, à l'anthropologie, à la théologie et à la médecine. "La mélancolie est un bon moyen d'approcher la littérature car c'est une expérience vitale qui touche à la présence au monde."
La littérature n'est pas un cercle vicieux. C'est un cercle mélancolique, qui se nourrit d'un deuil dont il ne se remet pas. Celui de l'homme sans doute. Avec Starobinski, nous nous faufilons subrepticement dans les chefs-d'oeuvre. Il nous montre quelques beaux points de vue. Pour que nous y laissions aussi notre regard s'y perdre. C'est comme cela qu'on forme des lecteurs heureux.
ISBN : 978-2-02-108351-4. En librairie le 18 octobre.
Accuser et séduire. Essais sur Jean-Jacques Rousseau, Jean Starobinski, Gallimard, 330 p., ISBN : 978-2-07-013775-6. En librairie le 2 novembre.
Un diable de ramage : Diderot, Jean Starobinski, Gallimard, ISBN : 978-2-07-072589-2.. En librairie le 2 décembre.