Sa sœur lui apprend que leur père va vendre "la Maison", la maison des étés de leur enfance. Cela fait une éternité qu’elle n’y a pas remis les pieds : la narratrice avait 20 ans la dernière fois, elle en a aujourd’hui 40. Dans le train qui mène Katia vers le Sud refluent les souvenirs. Mais à l’évocation des jeux de plage, des tablées rieuses, des lauriers-roses se mêlent d’autres souvenirs : ceux de sa famille paternelle russe qui avait fui la révolution bolchevique. Ainsi les étés d’Anna, sa grand-mère, sur les bords de la mer Noire font-ils écho à ses propres vacances dans la maison de Perpignan, avec son frère et sa sœur et leurs amis.

Excentricité, élégance, culte de la poésie et de l’amitié, foi en l’amour, voilà pour l’héritage russe… Sur le bateau qui emportait le clan dans l’exil vers la Finlande, les femmes portaient fourrures et bijoux, même si "c’est idiot d’être couverte de bijoux un matin de révolution sur le pont d’un ferry" ; en France, le père d’Anna avait dilapidé ses dernières ressources en achetant une ferme à Fontainebleau où il comptait produire du miel. Tous finirent dans une HLM à Boulogne où le père ruiné continuait à jouer du Chopin les yeux fermés et faisait des lectures de Tchekhov à haute voix… C’est dans cette atmosphère de joyeux bordel qu’est né Alexandre, le père de l’héroïne de La maison russe. Dans ce premier roman, Tania Sollogoub, qui a déjà signé plusieurs livres pour la jeunesse, restitue avec une justesse magnifique la lumière du bonheur, comme son évanouissement. Ni les anciennes joies d’enfant ni les premiers émois de l’adolescence ne peuvent effacer le tragique hérité de sa part slave. Un violent goût de la vie comme un irrémissible vague à l’âme se sont transmis de génération en génération. "La nostalgie. Cette grande salope de nostalgie russe. Nous plongeons tous dans ses eaux noires." La folie douce, alcool aidant, se mue en démence sauvage, le père cogne et pleure. Et la maison de se lézarder à jamais pour y accueillir la nuit. Sean J. Rose