Parmi les routes clandestines empruntées par les « prétendants à l'Europe », comme les appelle, refusant le mot « migrants », la primo-romancière Mathilde Chapuis, la traversée du Meriç est l'une des options dangereusement possibles : atteindre la Grèce depuis la Turquie en franchissant ce fleuve-frontière nommé Maritza en bulgare, dans le pays où il prend sa source, et Evros en grec. Mais la Grèce n'est qu'une étape pour celui qui marche vers l'ouest, seul, une nuit d'octobre de la première moitié des années 2010. Ce Syrien en blouson de daim bleu, parti d'Istanbul, dont on suit pas à pas la fuite, se fraye un chemin risqué au milieu de la végétation sauvage du triangle d'Edirne, surveillé par les soldats de l'armée turque. L'objectif, la destination finale rêvée, c'est la Suède, « une promesse, ce vers quoi il faut tendre », « un autre mot pour "avenir", un autre mot pour "sens à ma vie" ».
Le premier roman de Mathilde Chapuis est construit comme une reconstitution qui installe une tension dramatique très physique. La narratrice de cette tentative de traversée ne cache pas sa position même si son identité et son statut ne se dévoilent pas tout de suite. « Nous ne nous connaissons pas encore mais je sais déjà ce que c'est d'avoir peur pour toi » : une partie de ce qu'elle raconte, elle l'imagine.
Et le récit de cette aventure, qui a eu lieu quelques mois avant leur rencontre, court d'un bout à l'autre du roman entrecoupé de va-et-vient, dévoilant l'avant et l'après. Le passé de ce natif de Homs qui a dû tout laisser derrière lui. Puis la relation qui se liera à Istanbul entre ce réfugié, qui dort sur un matelas dans le café où il est employé, obsédé par l'idée d'atteindre l'Europe et échafaudant des plans d'évasion, et la narratrice, une Française en voyage qui a posé là provisoirement ses bagages et va être témoin de l'extraordinaire obstination déployée par un compagnon dont rien ne peut ébranler la détermination. « Il y a des questions auxquelles l'homme dont je parle ne veut pas répondre. »
Alors elle invente une fiction aimante, épique, complice, inquiète, qui saisit l'énergie de l'espoir, l'impatience, l'élan. « Toi, le confiant : moi, celle qui doute.»Nafar, « l'étranger », qui désigne dans le roman ce garçon sans nom propre, est un terme méprisant dans la bouche des passeurs, mais la narratrice l'a choisi car dans ce mot « il y a le sacrifice et la peine, il y a la frousse et l'ardeur ». Il est le nom commun à tous les prétendants à la grande traversée.
Nafar
Liana Levi
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 15 euros ; 150 p.
ISBN: 9791034901654