L’Autre, pour Mahmoud Darwich, ce n’est pas forcément l’ennemi, l’Autre, ce n’est pas toujours le voisin non plus. Pour le poète palestinien né à Birwa en 1942 près de Saint-Jean-d’Acre et disparu en 2008, l’Autre c’est cet autre en soi, cette étrangeté au monde - sa propre capacité de surprise et d’émerveillement, de résistance aussi - fidèle telle son ombre et qu’on tente de traduire par les mots de la langue, cette langue arabe dont il fut l’un des meilleurs, voire dans sa génération le plus grand représentant.
Dans Présente absence, paru dans une édition libanaise en 2006 alors qu’il sentait la mort approcher, Mahmoud Darwich apostrophe son double : l’enfant qu’il fut, courant les champs des terres ancestrales de Galilée, l’homme de l’exil et du combat (fait prisonnier), l’amant des amours impossibles (ces poèmes relatant ses histoires avec des femmes juives, tel "L’hiver de Rita", sont des classiques), le "poète troyen" comme il aimait à se qualifier, ce poète des vaincus qu’il est devenu. Dans cette prosopopée à venir (c’était comme s’il se parlait déjà à lui-même d’outre-tombe) le narrateur chante sa traversée d’une voix à la fois ample et subtile. Vaste comme les paysages qu’elle couvre et dépeint : "Notre paix étendue comme le bleu éternel sur une terre qui recouvre sa blessure féminine de feuille de figuier et de laine de moutons partant sans clochettes vers l’eau des sources./Notre paix dénudée comme la senteur des fruits mûrs et lubriques dans les nuits de noce." Et ténue comme le chuchotement des espoirs et de l’angoisse : "Elle n’aime pas le passé et voudrait oublier la guerre qui est finie. Mais lui a peur du lendemain, parce que la guerre n’est pas finie et qu’il ne veut pas vieillir." Et dans cette élégie sublime, une manière de poème testament, Darwich se tourne encore et encore vers la lumière : "La liberté est l’imagination capable de convoquer en prison et de rendre l’invisible visible. Non… Tel est le pouvoir de la poésie qui est un acte de liberté."S. J. R.