La notion de "retard" est depuis longtemps stigmatisante. Comme on le sait, "
l’exactitude est la politesse des rois"
[1], et le retard a toujours été considéré tout à la fois comme une marque d’impolitesse et comme le signe d’une vie déréglée. Mais, comme le souligne Hélène L’Heuillet dans son livre,
Eloge du retard (Albin Michel, 2020), le retard, depuis quelque temps, n’a plus si mauvaise presse. C’est que la civilisation qu’il est désormais convenu de qualifier de "thermo-industrielle" commence à se rendre compte que, tel le lapin d’Alice, elle n’accélère que pour mieux rester sur place, voire, pire, pour régresser, comme en témoigne, entre autres, l’effondrement préoccupant des écosystèmes.
Pour l’auteur, être en retard "
devient une véritable stratégie de résistance", et "
c’est finalement vivre". Ce serait plutôt le signe d’un renoncement aux injonctions désormais senties comme nuisibles de la dite-civilisation. Autrement dit, le retard, loin d’être méprisé, serait devenu
hype.
Cette apologie du retard peut amener les bibliothèques à s’interroger sur ce qui, il y a peu, constituait un des fondements de leur relation à l’usager, le diptyque "retard/amende", autrement dit la nécessité, d’une part, d’imposer des limites de temps aux utilisateurs dans l'utilisation des services et des collections proposés, d’autre part de sanctionner financièrement tout retard.
Les durées de prêt de documents physiques sont, naturellement, ce qui vient spontanément à l’esprit
[3], mais la notion de limite de temps s’applique aussi à bien d’autres "transactions" avec les usagers: utilisation de salles de travail, de postes de consultation d’internet, de consultation de logiciels, par exemple d’autoformation, d’accès à la VOD, jusqu’aux prêts "chronodégradables" de documents numériques qui, pour le coup, abolissent le risque de retard et donc d’amende d’une façon qu’on pourra juger exagérément coercitive.
Distorsions d'usage
La perception d’amendes dans un service public renvoie à une problématique comptable bien connue, notamment en matière d’impôts. Quand le coût de la collecte de l’impôt est excessif par rapport à son rendement (ce qu’il rapporte), faut-il supprimer l’impôt, si légitimes en terme de justice fiscale soient les raisons qui l’ont fait établir ?
En effet, cette perception oblige, dans le strict respect des règles des finances publiques, a une mise en œuvre administrative extrêmement lourde, sans même parler de ce qu’elle induit pour les rapports entre les usagers et le personnel de l’établissement. Dans des modes de fonctionnement où le prêt comme le retour de documents sont de plus en plus souvent réalisés par l’usager seul à l’aide de bornes en libre-service, c’est prendre le risque que les relations directes entre usagers et personnel se réduisent à la gestion des contentieux de prêt.
Qui plus est, la gestion d’amendes amène forcément à des distorsions d’usage, d’une part vis-à-vis de certains usagers (comment faire payer une amende à un enfant qui n’a pas forcément pleine conscience de ce qu’est un "retard" ?), d’autre part entre membres du personnel (certains plus accommodants, voire, pire, accommodants avec certains usagers seulement) qui pourra faire percevoir les perceptions induites comme "à la tête du client" et l’application d’un règlement intérieur (le plus souvent voté par la tutelle, municipalité, conseil d’administration d’université…) comme aléatoire, là où "la loi devrait être la même pour tous" — toutes distorsions malvenues pour l’image de l’établissement.
Relations
Il ne faut pas non plus sous-estimer les conséquences, parfois désastreuses, sur la relation ainsi établie entre l’établissement et l’usager. La prise de conscience par l’usager de son "retard", et l’inéluctabilité de la sanction associée, même s’il rapporte le document demandé, peuvent être perçus comme une culpabilisation injuste, voire comme une rupture de la confiance que l’établissement lui a accordé en lui donnant l’autorisation d’emprunter.
Dès lors, dans un monde où les relations entre usagers et prestataires (et la bibliothèque, qu’elle le veuille ou non, n’est rien de plus en la matière qu’un prestataire) sont de plus en plus fluctuantes, il y a risque que cette rupture devienne définitive — autrement dit que l’usager, non seulement ne rende pas le document, mais ne mette plus jamais les pieds à la bibliothèque.
Le risque est d’autant plus grand que le prix des amendes peut s’avérer largement dissuasif pour les usagers qu’une bibliothèque se doit de servir en priorité. Dans un pays où 12 % des salariés sont payés au SMIC, où près de la moitié des étudiants travaillent pour payer leurs études, il paraît de moins en moins logique pour un service public de percevoir, comme "punition" d’un manquement aux règles, de l’argent de la part de la frange de la population qui en a le plus l’usage et le besoin, surtout quand les sommes perçues sont dérisoires par rapport au coût de leur perception.