"Qu’est-ce qui serait vrai ? Qu’est-ce que la vérité ?" Voilà le thème qui oriente les combats et l’œuvre d’Arundhati Roy. L’auteure engagée a émergé comme romancière il y a vingt ans, avec Le dieu des petits riens (Gallimard, 1998). Couronné par le Booker Prize, il s’est écoulé à six millions d’exemplaires, mais l’écrivaine a préféré s’activer sur d’autres terrains : l’écologie, l’altermondialisation, l’idéologie politique, socio-économique ou religieuse. Ces luttes se prolongent dans ses essais sur la démocratie, le capitalisme, Ben Laden ou Snowden. En Inde, tout le monde ne la voit pas d’un bon œil, car elle milite contre le pouvoir hindouiste ou pour l’indépendance du Cachemire. Deux causes qui alimentent sa nouvelle fresque, titanesque. "Le roman est le seul moyen d’essayer de dire ce que signifie vivre sous un régime militaire, ce que cela a comme impact sur l’esprit et les sentiments des gens", a confié Arundhati Roy à nos confrères de Courrier international.
Les petites gens sont justement au cœur de ce livre indescriptible. Aftab est un "Hijra". Cela lui confère un statut particulier, puisque en Inde cette "femme prisonnière d’un corps d’homme" symbolise "l’amour et le respect dans la mythologie hindoue". Aussi rejoint-elle la communauté spécifique de Khwabgah, où elle s’affranchit sous le nom d’Anjum. Elle devient une figure phare, mais sa transformation physique est gâchée par la transplantation "d’un vagin frelaté". Un événement plus vaste que sa personne va alors chambouler son destin.
"On a vu de grands pays tomber en ruine pratiquement du jour au lendemain. Et si nous étions le prochain ? Cette pensée m’emplit d’une tristesse aux dimensions historiques", écrit l’auteure indienne. Le 11 septembre 2001 a indirectement des répercussions sur cette région du monde. L’Inde est en proie à un embrasement, nourri par des tensions intestines, l’évolution à l’occidentale ou les dédales du conflit cachmiri. "Il y a trop de sang pour faire de la bonne littérature." Pourtant, Arundhati Roy s’en saisit pour injecter de la vie à ses héros. Anjum est condamnée à l’errance, mais sur sa route chaotique, elle croise des êtres de lumière, tels que Musa, qui se bat pour la liberté du Cachemire, Tilo - une femme indépendante -, ou Saddam Hussein qui la rejoint dans un lieu improbable. Un cimetière où Anjum a élu domicile. A force de volonté, elle transforme cette cité de Thanatos en cosmos d’Eros et de solidarité. Une famille composée au fil des rencontres ou des mutations du pays. "Comment écrire une histoire brisée, s’interroge l’écrivaine. En devenant peu à peu tout le monde. Non en devenant peu à peu tout." Cette vaste ambition transforme parfois la lecture du roman en parcours du combattant, mais on se laisse aimanter par la beauté des personnages, la richesse métaphorique des thèmes politiques et le souffle émanant de l’écriture de cette grande figure des lettres indiennes. "Il y avait tant à attendre des lendemains." Kerenn Elkaïm