« Où est ta mère ? » demande un père à son fils de 13 ans. Les deux viennent de passer un moment à arracher des jeunes pousses d’arbres qui percent entre les planches des fondations du bungalow familial. C’est un dimanche après-midi d’été tranquille dans une réserve obijwé du Dakota du Nord, à la fin des années 1980. Mais cette question anodine enracine dès les premières pages une menace. Cet après-midi-là, Geraldine, la mère de Joe, est violée, et le monde de l’enfant disparaît irrémédiablement. La mère s’enferme dans un silence traumatisé. Le père, mari aimant, juge au tribunal tribal, plonge dans ses dossiers pour essayer de trouver des affaires qui pourraient être reliées à l’agression. Le garçon mène de son côté sa propre enquête, épaulée par quatre amis. Ce début en forme de polar - ce que ce roman est aussi d’une certaine façon - n’est que l’une des dimensions du dernier livre de Louise Erdrich, Dans le silence du vent, qui a obtenu le National Book Award 2012, où, à la différence de ses traditionnelles histoires chorales, le récit est porté par la seule voix de Joe.
L’énigme est autant de savoir « par qui ? » que « où ? » a été commis le crime. De l’identité du violeur (Indien ou non-Indien) et de la scène du crime dépend en effet l’étendue de la compétence tribale et par conséquent le type de justice qui va pouvoir s’appliquer. Or, l’agression a été commise près de la « maison-ronde » (qui donne au roman son titre original The round house), un ancien lieu de cérémonie sacré entouré de terrains soumis à des juridictions différentes en fonction des propriétaires.
Dès lors, le roman déploie sa réflexion politique et éthique. Le crime fait basculer Joe dans un torturant conflit intérieur de loyauté filiale, l’adolescent reprochant à son juge de père, qui n’a pas le pouvoir de poursuivre un non-Indien ayant commis un délit sur les terres de la réserve, de ne juger que des affaires sans importance. « Mon père punissait des voleurs de hot-dogs. » Quelle est la frontière entre la justice et la vengeance ? « C’est quoi les Pêchés qui Réclament Justice devant Dieu ? » demande l’adolescent impuissant au père Travis, le prêtre, ancien marine réformé pour blessure, qui assure que Dieu peut « tirer du bien de toute situation néfaste ». Dans la conscience du jeune garçon, la morale catholique affronte la spiritualité et la sagesse indiennes transmises par le grand-père centenaire Mooshum, qui raconte les légendes de son peuple dans son sommeil.
Roman intense, ramifié, d’une ampleur exceptionnelle, Dans le silence du vent ouvre une large fenêtre sur l’histoire des droits civiques et de la souveraineté de la nation indienne. La romancière « sang-mêlée », qui rappelle en postface les statistiques édifiantes concernant les viols et les violences sexuelles subies par les femmes amérindiennes, incarne de façon abrupte et frontale la question de la justice, celles des Dieux et celle des hommes, dans ce personnage complexe qui, le temps d’un été, devient « vieux ». V. R.