11 JANVIER - TÉMOIGNAGE France

Rithy Panh et Christophe Bataille- Photo RICGARD DUMAS/GRASSET

Générique de fin, la salle est silencieuse. Pas d'applaudissements, les gorges sont nouées. Duch, le maître des forges de l'enfer de Rithy Panh vient d'être projeté en avant-première au cinéma Saint-Germain-des-Prés. Près de deux heures d'un face-à-face avec le tortionnaire en chef du régime khmer rouge, le directeur du camp S21. Sans les sous-titres, comment à première vue soupçonner ce vieillard au visage émacié d'être le grand ordonnateur de la mort atroce de quelque 15 000 hommes, femmes et enfants, d'être l'un des protagonistes d'un génocide qui compte 1,7 million de morts, un quart de la population en quatre ans. Est-ce bien cet individu, qui cite Alfred de Vigny dans le texte, la tête pensante des bourreaux (dont certains à peine adolescents), qui sous ses ordres torturaient sans répit, du matin au soir, pour soutirer des "aveux" aux traîtres au Kampuchéa démocratique instauré par Pol Pot ? Duch sourit, rit même, quand on lui demande de dire sa part de responsabilité. On lui montre les comptes rendus d'interrogatoires, qu'il a minutieusement annotés. Il affirme n'avoir été qu'un rouage au service de "la vérité prolétarienne". Comme s'il excipait de la banalité du mal. Duch manipule. Ment. Se contredit : "Les Khmers rouges, c'est l'élimination. L'homme n'a droit à rien."

L'élimination est le titre du livre de Rithy Panh, qui sort en même temps que le film en janvier (1) et raconte ces innombrables heures d'entretien avec Duch. Ecrit avec Christophe Bataille, qui a su restituer avec justesse et pudeur la voix de Rithy Panh, le livre est également le hors-champ du réalisateur cambodgien : la mémoire du monde d'hier, de l'enfance perdue ; les années de cauchemar où le jeune Rithy et sa famille sont forcés à travailler dans les champs et subissent le mauvais traitement des cadres révolutionnaires ; l'enfer des insomnies hantées par la mort de ses proches : "Je vois mes soeurs, mon grand frère et sa guitare, mon beau-frère, mes parents. Tous morts. Leurs visages sont des talismans. Je vois encore mes neveux et ma nièce, affamés, quel âge ont-ils, cinq et sept ans, ils respirent mal, regardent dans le vague, halètent. Je me souviens des derniers jours, du corps qui sait." Si, dans le film, l'oeil rivé sur le bourreau guette ce moment de vérité qui ne vient pas (Duch n'avoue jamais son crime), les pages du livre, elles, se concentrent sur le témoin et la victime, un garçon qui se retrouve orphelin à 13 ans. Des images en mots qui bouleversent : la mère de Rithy Panh épouille sa fille qui vient de mourir.

L'élimination dépeint le désarroi de celui qui cherche à comprendre : le deuil de l'homme debout. Aucune complaisance pourtant et une farouche résistance aux explications simplistes (le karma du peuple cambodgien n'a rien à voir là-dedans) : il y a bien une généalogie du système khmer rouge, qui, à l'instar de tous les totalitarismes communistes, nie l'individu et dont la logique est mortifère. Pour preuve, la belle Bophana torturée à mort pour avoir écrit des lettres d'amour à son mari, car l'amour est banni comme le reliquat d'une sentimentalité bourgeoise. Rithy Panh, malgré la douleur, ne veut pas croire que l'homme soit foncièrement mauvais, il parle de la banalité du bien. Et de citer René Char : "Ne te courbe que pour aimer. Si tu meurs, tu aimes encore."

(1) Duch, le maître des forges de l'enfer de Rithy Panh sortira le 18 janvier.

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