Deux évènements récents ont agité les (économiquement) petits mondes de l’édition et des bibliothèques, suscitant des réactions diamétralement opposées, mais dont les échos sont également significatifs de la marchandisation accélérée du monde et du recul de l’Etat en tant que régulateur.
D’un côté, la décision de la SCELF (Société civile des éditeurs de langue française) d’exiger, sous certaines conditions et pour certains établissements, une rémunération pour les auteurs affiliés, quand leurs textes sont lus à haute voix, en bibliothèque, dans des séquences comme l’heure du conte.
De l’autre, la décision des organisateurs de Livre Paris de rémunérer pour leur présence les auteurs jeunesse invités (et, à terme, les auteurs de bande dessinée et de littérature générale), sous la pression de la Charte des auteurs et illustrateurs jeunesse.
Au risque de voir se multiplier des protestations comparables à celles qui ont abouti, dans le premier cas, à des tergiversations encore en cours quant à l’application de ces dispositions et, dans le second, à une mise en place plus ou moins effective, l’analyse objective des deux situations amène cependant à préciser que :
- la SCELF est parfaitement dans son droit en souhaitant que cesse une « tolérance » quant à la non-perception de droits pour l’utilisation en lecture à haute voix d’œuvres d’auteurs vivants ou de leurs ayants droits. Le fait que ces lectures soient, le plus souvent, accessibles gratuitement, ne doit aucunement entrer en ligne de compte, comme c’est le cas par exemple pour les projections audiovisuelles, soumises à paiement de droits même quand l’accès à la projection est libre.
- dans le second cas, et quelque louable que soit l’initiative, elle ne s’appuie que sur un rapport contractuel, négocié de gré à gré et au cas par cas entre auteurs (à titre individuel) et salons ou autres manifestations, en l’espèce les organisateurs de Livre Paris. Là encore et à l’inverse du précédent, le fait que l’entrée à Livre Paris soit payante ne devrait, en toute logique, aucunement entrer en considération (pourquoi un auteur interviendrait-il forcément gratuitement à l’occasion d’un salon gratuit ?).
Inégalité de traitement
Que la pression médiatique accorde au premier l’opprobre et au second la vertu en dit assez long sur l’affaissement du rôle de l’Etat qui gagne depuis longtemps les sociétés occidentales, réduites à gérer les acquêts et à remplacer, dans la sphère économique, la loi par le contrat, comme en témoigne dans un domaine proche la promotion par le ministère de la Culture du dispositif PNB (Prêt numérique en bibliothèque) pour ce qui est du prêt de livres numériques.
Les deux mouvements témoignent aussi, à leur manière, du fait que les auteurs sont devenus, comme bien d’autres travailleurs qui s’ignoraient comme tels (les automobilistes qui « louent » leur voiture via Blablacar, ou les propriétaires leur appartement via AirBnB) des entrepreneurs d’eux-mêmes qui, faute de pouvoir vivre (à de très rares exceptions) uniquement de l’exploitation de leur œuvre, sont désormais obligés de monnayer leur présence et les « droits dérivés » liés à leurs créations.
Qu’on nous comprenne bien :
- les revendications des bibliothèques sont légitimes. Mais, plutôt que d’invoquer la tolérance ou l’exemption, elles devraient exiger que ce soit la loi qui définisse, sans équivoque ni recours, la possibilité de lectures publiques sans perception de droit. On s’en doute, ce combat aurait autant de chances de succès que celui mené, il y a presque 20 ans, contre le droit de prêt. Dans ce cas, un contrat « donnant donnant » (après tout, les lectures assurent aux auteurs une visibilité non négligeable) semble, hélas, le recours naturel.
- les revendications des auteurs sont légitimes. Mais, cela faisant, ils sacrifient par contrat une part de leur liberté individuelle en contribuant à ce que tout désormais, soit monétisable et monétisé et, en l’espèce, la « médiation des auteurs dans la sphère sociale » (selon les termes de la Charte) - expression qui, prise au pied de la lettre, concernerait… toutes les interactions sociales d’un auteur.
Qu’on se rassure : dans les deux cas, le « bien » va triompher, les bibliothèques, « espaces de liberté irremplaçables, etc. » seront sauvées, et les auteurs, « si indispensables à la vie culturelle, etc. » confortés. Mais que le bien triomphe en sacrifiant la loi et en privilégiant l’initiative privée n’augure rien de bon pour ceux qui encore la faiblesse de croire que la première est là pour tempérer les excès de la seconde.