Le nouveau livre d’Emmanuel Carrère, le plus imposant qu’il ait jamais écrit - 630 pages ! -, est à la fois étonnant et familier. Surprenant par son thème qui risque de dérouter certains fans : les premiers temps du christianisme, autour des années 50 après J.-C., traités à la façon d’un péplum à travers deux figures bibliques, le célèbre apôtre Paul de Tarse, converti sur le chemin de Damas, et son compagnon, l’évangéliste Luc, beaucoup moins connu. Livre familier néanmoins parce que, comme il aime le faire, l’écrivain prend encore une fois son sujet "en tenailles" et que la narration a toujours cette allure coulée où l’on ne sent jamais l’effort. Et puis les admirateurs de Carrère vont reconnaître la position inaugurée avec Un roman russe qui consiste à s’inclure personnellement dans le récit. En l’occurrence, l’écrivain part ici d’une "crise", d’un accès de foi survenu au début des années 1990 (il était alors au milieu de la trentaine) qui a duré trois ans. A vrai dire, même cette partie autobiographique est déconcertante tant il est difficile d’imaginer l’auteur de Limonov remplir avec ferveur des cahiers de commentaires des versets de l’Evangile selon saint Jean (remisés ensuite pendant quinze ans), assister, au plus aigu de l’épisode mystique, à la messe tous les jours… Bref de se représenter ce Carrère "touché par la grâce" dont le Carrère d’aujourd’hui admet se souvenir avec une certaine gêne…
Le Royaume est donc plein d’entrées, de fils à tirer selon son inclination. On peut y lire l’itinéraire spirituel d’un croyant passager redevenu agnostique, le voyage ponctué de "Je ne sais pas" dans une foi instable. Une plongée dans le Nouveau Testament relu en historien (dans l’esprit d’Ernest Renan qu’il admire), en enquêteur soucieux d’exactitude et en romancier aussi, injectant de la fiction dans les trous de l’histoire, là où les sources manquent, transposant, cherchant des équivalences contemporaines, reconstituant des scènes vieilles de presque deux mille ans avec la volonté qu’elles restent plausibles…
Les plus anciens disciples de l’œuvre verront aussi défiler dans ce livre rétrospectif qui embrasse vingt ans d’écriture tous les livres portés durant cette période, dont l’essai sur Philip K. Dick, Je suis vivant et vous êtes morts, écrit pendant la fameuse crise et paru en 1993. Dans les pas de Carrère, chacun pourra s’interroger sur ce qu’être fidèle veut dire.
Véronique Rossignol
Le Royaume, Emmanuel Carrère, P.O.L, 640 p., 23,90 euros, ISBN : 978-2-8180-2118-7, parution le 4 septembre.