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Le business des influenceurs

Alvin Labecot, mieux connu sur YouTube comme Le Chef Otaku, est suivi par 550 000 abonnés. Une force de frappe considérable qu'il ne monétise pas directement pour l'instant auprès des éditeurs, attendant de trouver « une bonne forme de partenariat ». - Photo Alvin Labecot/Menu Manga

Le business des influenceurs

Omniprésents sur les réseaux sociaux, les influenceurs se sont professionnalisés et installés comme autoentrepreneurs. Des relations publiques aux partenariats rémunérés, ils s'imposent dans la panoplie promotionnelle des éditeurs en quête de nouveaux lecteurs pour leurs livres. _ par Isabel Contreras

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Par Isabel Contreras,
Créé le 25.01.2019 à 17h34

Hé, salut ! » lance-t-elle en écartant ses mains au début de chaque vidéo. Cheveux frisés, grosses lunettes noires, rouge à lèvres carmin, Emilie, connue sous le pseudonyme de Bulledop, apparaît sur YouTube. Suivie par près de 65 000 personnes, cette booktubeuse de 27 ans chronique des livres en ligne depuis 2012. Sa notoriété n'a cessé de croître au point qu'elle est devenue en 2017 une chroniqueuse régulière de l'émission « Tout au programme » présentée par Sophie Davant, sur France 2. « J'ai fini par demander aux maisons d'édition de ne plus m'envoyer de services de presse, mais uniquement leurs catalogues tellement je me suis sentie dépassée par le nombre de colis », commente-t-elle. Fan de littérature mais aussi de romans young adult et de bande dessinée, elle a affiné ses choix de lecture au fur et à mesure. « Je refuse de suivre les effets de mode et de critiquer les livres en fonction de leur date de parution », lance-t-elle en gage d'indépendance. Pour « éviter la contrainte », elle a décidé de jouer cartes sur table et de proposer, parallèlement à ses critiques amateures, des partenariats rémunérés aux éditeurs.

Bulledop, 65 000 suiveurs, propose à côté de ses critiques personnelles des partenariats rémunérés aux éditeurs.- Photo BULLEDOP

« J'ai mis en place des prestations sur mesure où je crée du contenu éditorial : je peux interviewer un auteur comme organiser des jeux-concours ou mettre en scène la narration d'un roman », explique-t-elle. Chaque collaboration est facturée 1 000 euros en moyenne. Bulledop a travaillé pour Albin Michel sur le lancement d'Elle voulait juste marcher tout droit de Sarah Barukh, ou pour Soleil sur le dernier volet de Princesse Sara. Si elle a déjà fait appel à un agent, l'influenceuse travaille désormais seule : « Je suis indépendante dans tous les sens du terme. Je vis de mon métier. »

Un post Instagram de Jenesuispasjoli, avec la mention « Partenariat rémunéré avec Hachette Romans ».- Photo JENESUISPASJOLI

Médias à part entière

« Aujourd'hui, les influenceurs se constituent en médias à part entière. Ils se professionnalisent, proposent des contenus sérieux car ils sont en mesure de le faire : ils ont investi dans du matériel vidéo, photographique... Ils sont aussi de plus en plus créatifs », explique Aurélie Fossey, de l'agence de communication en conseil digital Perfecto. Cette communicante a déjà mis en relation des éditeurs comme J'ai lu ou Flammarion avec des micro-influenceurs, suivis sur les réseaux sociaux par pas moins de 100 000 abonnés, à l'image de Bulledop.

Rencontre d'influenceuses avec la romancière Gayle Forman, organisée à Paris par Hachette Romans.- Photo HACHETTE ROMANS

« La charge de travail qu'ils fournissent est phénoménale par rapport aux sommes qu'ils facturent. Surtout, cela reste abordable pour une maison d'édition », souligne Aurélie Fossey. Et de citer les blogueurs et instagrameurs déco-lifestyle Vert de Gris (46 000 abonnés sur Instagram). En novembre dernier, ce couple a signé un partenariat avec J'ai lu pour la sortie de L'effet Skogluft : air des forêts de Jørn Viumdal et Cristian Heyerdahl. Le package comprenait un article sur leur blog, 4 à 5 posts sur Instagram ainsi que 75  « stories ». Un investissement plus engageant qu'une publicité digitale classique, pour laquelle les tarifs tournent également autour de 1 000 euros.

« Elargir notre cible »

Pour Charlotte Borelle, responsable marketing d'Hachette Romans, « la publicité fait aujourd'hui la part belle à l'émotion, au storytelling. Une voiture doit vous procurer des sensations mais aussi des expériences. L'influenceur youtubeur ou micro-influenceur incarne cette tendance en raison de la proximité qu'il entretient avec son audience. En outre, il s'adresse surtout à des adolescents, très sensibles à l'identification. » C'est bien « la spontanéité » de l'influenceur qui contribue à le rendre attachant, et donc prescripteur, aux yeux de son public, confirment les spécialistes de la culture Brigitte Chapelain et Sylvie Ducas, auteures de Prescription culturelle, l'an dernier aux Presses de l'Enssib.

Dans l'échelle des rémunérations, les maisons d'édition définissent deux niveaux : la collaboration en « échange produit » (souvent pratiquée par un micro-influenceur) et la « vidéo dédiée » par un youtubeur, suivi par plus de 100 000 personnes sur les réseaux sociaux. « Cette pratique reste encore rare dans l'édition car chère », indique Charlotte Borelle. Chez Hachette Romans, où 100 titres sont défendus par an, seuls trois collaborations ont été mises en place ces dernières années avec des youtubeuses, en l'occurrence Romy, ChakeUp et Jenesuispasjolie. « Ces jeunes femmes ne sont pas forcément passionnées de littérature, mais réunissent de grosses communautés. On arrive ainsi à élargir notre cible », se félicite Charlotte Borelle, qui déploie ces opérations marketing sur des titres à gros enjeux tels Another story of bad boys de Mathilde Aloha (2017) ou Dans la tête d'une garce de Laurène Reussard (2018).

D'autres maisons orientées young adult, comme Gallimard Jeunesse, mais aussi des éditeurs de livres pratiques ou de mangas (Kazé, Kana, Pika...) ont également fait appel à ces « leaders d'opinion » qui facturent leurs vidéos sponsorisées entre 10 000 et 13 000 euros en moyenne. « Ils sont souvent représentés par des agents, ce qui facilite aussi notre travail », souligne Aurélie Fossey à l'agence de communication Perfecto.

Faute d'outils fiables pour mesurer l'impact de ces stratégies d'influence, les agences d'influenceurs mettent en avant le classement des meilleures ventes d'Amazon. « En général, après l'intervention d'un youtubeur, le livre se place dans l'une des trois premières places du classement », assure Sébastien Bouillet, cofondateur de l'agence Influence4You. Chez Kana, le directeur marketing et commercial, Nicolas Ducos, reconnaît la force de frappe et l'utilité d'un youtubeur, mais préfère travailler avec des micro- ou des nano-influenceurs (jusqu'à 30 000 abonnés sur Instagram). « La relation est moins marketée, ils gardent une totale liberté et leur audience est très fidèle », estime-t-il. De même, Albin Michel a préféré mettre l'accent sur des événements organisés pour des micro-influenceurs avec des écrivains de renom, créant ainsi des communautés dans les communautés. « Du win-win », assure le directeur marketing de la maison, Mickaël Palvin.

Charge émotionnelle

Accepter d'être sponsorisé par une maison d'édition reste toutefois un dilemme pour de nombreux passionnés de lecture et chroniqueurs populaires sur les réseaux sociaux. Malgré ses 550 000 abonnés sur sa chaîne YouTube, Le Chef Otaku, spécialisé dans les mangas, dit avoir toujours refusé cette pratique. « J'ai déjà accepté une collaboration en contrepartie d'un paiement avec la Fnac, mais jamais avec un éditeur. Cela m'a gêné jusqu'à présent. J'ai pourtant l'impression que les mentalités évoluent et qu'on peut toujours trouver différentes formes de partenariats, déclare-t-il. Je finirai à terme par accepter d'être rémunéré. » Par le biais de son agent, ce passionné de mangas souhaite surtout trouver « une bonne forme de partenariat, celle qui pourra allier [ses] goûts à la rémunération ».

Si l'indépendance vis-à-vis des marques de luxe préoccupe moins l'influenceur de mode, le livre véhicule une autre charge émotionnelle sur les réseaux sociaux. Ainsi « la plupart des influenceurs dans l'édition édulcorent, dans leurs posts Instagram, les termes associés à une collaboration commerciale. Ils ne sont pas sponsorisés mais soutenus ou en partenariat rémunéré avec une maison d'édition. Cela apparaît moins choquant vis-à-vis de leur audience », observe Mohamed Mansouri, directeur délégué de l'Autorité de régulation professionnelle de la publicité.

La rémunération des influenceurs progresse néanmoins. Si elle n'est pas encore la voie privilégiée pour mettre en avant un livre, c'est surtout pour une raison de ciblage. « Nous nous adressons principalement à des 15-35 ans, des jeunes qui ne regardent pas la télévision, mais YouTube et Instagram, rappelle Sébastien Bouillet de l'agence Influence4You. Ce n'est pas le cas des seniors, encore attachés à la télévision. »

La mum Lifestyle

Elisa Gallois.- Photo JENNIFER SATH/ETDIEUCREA

Et Dieu Créa

Nom : Elisa Gallois. Age : 41 ans. Activité principale : directrice de boutique. Spécialité : lifestyle-travelling. Nombre d'abonnés : 111 000 sur Instagram.

Son histoire : Installée à Paris, mère de trois enfants, Elisa Gallois est l'auteure du blog Et Dieu Créa, également décliné sur Instagram. Cette quadragénaire a soudé sa communauté autour du voyage, une pratique qu'elle affectionne depuis son plus jeune âge puisqu'elle a grandi en Afrique. Sa force ? Les bons plans déco et voyage en famille à moindre coût. Elle a déjà mis en avant des albums jeunesse (édités notamment chez Gallimard Jeunesse ou Albin Michel), mais aussi des livres spécialisés dans la pédagogie alternative. Si elle accepte d'être rémunérée par des marques, elle assure qu'elle n'a jamais été payée par une maison d'édition. « Leurs budgets sont moins importants, explique-t-elle, je préfère des partenariats où je suis libre de dire ou pas ce que je veux. »

Le spécialiste

Chef Otaku.- Photo CHEF OTAKU/YOUTUBE

Le Chef Otaku

Nom : Alvin Age : 28 ans. Activité principale : vidéaste youtubeur. Spécialité : les mangas. Nombre d'abonnés : 550 000 sur sa chaîne YouTube.

Son histoire : Installé à Brest, ce mangaka amateur et youtubeur a créé en 2011 sa chaîne YouTube, Menu Manga, avec son frère cadet, Maxime. Sur sa chaîne, des critiques, des anecdotes mais aussi des analyses sur des thèmes divers : le sexisme dans les mangas, les séries transphobes... Alvin Labecot gagne sa vie grâce aux annonceurs présents sur sa chaîne. Ce fan de Dragon Ball Z a investi dans du matériel vidéo et engagé un agent, « afin d'être mieux encadré », souligne-t-il. Il a par ailleurs autoédité en 2016 un premier comics illustré par Djiguito, Dirty Cosmos, dont le deuxième volume est paru en 2017.

La star

Jenesuispasjoli- Photo JENESUISPASJOLI

Jenesuispasjolie

Nom : Léa. Age : 21 ans. Activité principale : youtubeuse. Spécialité : beauté-lifestyle. Nombre d'abonnés : 3,5 millions sur l'ensemble des réseaux sociaux.

Son histoire : Installée à Montpellier, Léa a créé en 2010 sa chaîne YouTube, Jenesuispasjolie. Si elle a commencé par poster « des vidéos conseils, des revues sur [ses] produits préférés [et] des idées de make-up », elle partage aussi sa vie privée. Pour Léa, pas de tabous : elle raconte son expérience de l'avortement comme de l'allaitement : son premier enfant, Gaspard, est né en 2018. Egalement créatrice de la marque pour enfants Cracotte & pyjama, elle a signé en 2016, avec Emmanuelle Figueras, un premier livre, Je ne suis pas jolie, c'est vous les plus belles ! (La Page qui bouge). Elle a déjà accepté des partenariats rémunérés par Hachette Romans et Pocket Jeunesse.

La littéraire

Agathe the Book.- Photo OLIVIER DION

Agathe The Book

Nom : Agathe Ruga. Age : 32 ans. Activité principale : blogueuse littéraire. Nombre d'abonnés : 10 500 sur Instagram.

Son histoire : Installée avec sa famille en Bourgogne, « à une heure de TGV de Paris », Agathe Ruga a exercé auparavant le métier de dentiste. Passionnée d'écriture, elle décide de lancer en 2016 son blog, Agathe The Book, et finit par quitter son cabinet pour ne vivre « que dans les livres et l'écriture ». Passionnée des nouveautés, elle aime suivre le calendrier littéraire et recevoir les romans « en premier ». Elle a créé en 2017 le premier grand prix des Blogueurs littéraires ainsi que la distinction « L'été en poche ». Si en 2016 elle dépensait 400 euros par mois en livres, aujourd'hui elle reçoit davantage de services de presse. « Je n'ai jamais accepté de partenariat rémunéré et ne le ferai pas, je refuse de perdre mon indépendance », souligne-t-elle. Agathe Ruga souhaite surtout vivre de sa plume : elle publiera le 6 mars son premier roman chez Stock.

Un vivier d'auteurs

D'abord blogueurs, puis booktubeurs, désormais influenceurs... Si les chroniqueurs de livres sur les réseaux sociaux sont depuis des années en contact avec les services de presse des maisons d'édition, ils côtoient aussi les éditeurs. Forts de leur popularité sur les réseaux, ils peuvent compter sur une communauté de lecteurs. Chez Albin Michel, la booktubeuse aux 70 000 abonnés Nine Gorman a déjà publié deux romans. Son premier, Le pacte d'Emma, s'est écoulé à près de 13 000 exemplaires (source GFK).

Plus pratiques, la blogueuse Pretty Books ou la youtubeuse Bulledop ont plutôt décidé de dispenser leurs conseils dans des « bullet journals » afin d'aider leurs fans à mieux s'organiser. Sur d'autres segments, des coachs et des psychologues, également présents sur les réseaux sociaux, se sont essayés à l'écriture. Ces créneaux sont notamment investis par les éditeurs spécialisés dans le développement personnel et le bien-être, tels -Leduc.s, First ou Eyrolles. 

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