Après avoir évoqué ceux qui sont restés, dans L'annonce et Les derniers Indiens, histoires de vies agricoles dans un Massif central rugueux, qui sonnaient comme une variation littéraire de la trilogie filmée de Raymond Depardon, Marie-Hélène Lafon fait le portrait, plus personnel encore, de ceux qui sont partis.
A la fin des années 1970, au terme de sept ans d'internat passés dans une institution religieuse à Saint-Flour, Claire quitte son Cantal natal et s'éloigne un peu plus de la ferme parentale pour monter étudier les lettres classiques à Paris. Elle vient d'obtenir brillamment le bac et est à présent inscrite à la Sorbonne. Boursière descendue de sa rude montagne, elle ingurgite et rumine livres et cours en "brute méthodique". Claire se divertit peu, travaille beaucoup. Y compris pendant les vacances qu'elle passe, trois étés d'affilée, derrière le guichet d'une banque près du Palais-Royal.
Ce sont des années d'exil, une traversée de gué. Le roman ne s'attache pas seulement au pays d'avant. Le pluriel de son titre fait aussi référence à tous ces territoires, comme autant d'îles aux us et coutumes inconnus, qu'elle accoste : la bibliothèque de l'université où la jeune fille se lie avec un magasinier auvergnat, le quartier asiatique de la place d'Italie où elle a sa chambre... L'horizon s'élargit au gré de rencontres où elle est choisie plus qu'elle ne conquiert : du cosmopolite Gabriel, elle reçoit la "leçon de corps" ; Bach et le violoncelle, Flaubert et Pialat entrent dans sa vie avec la rousse Lucie et sa famille normande aristo-bourgeoise ; La Callas et la forêt d'Ile-de-France arrivent à la faveur d'une unique visite chez les parents d'une condisciple à Fontainebleau...
Singulièrement, il n'y a pas de nostalgie dans ce récit. Claire sait d'intuition qu'elle ne rentrera pas. Ne le souhaite pas. N'en nourrit aucun regret. Sur ce chemin sans retour, la jeune femme se tient en lisière, au bord des différents mondes, l'ancien comme le nouveau, sans complexe ni mépris, sans rejet ni volonté forcenée d'intégration. Et si c'est une trajectoire de transfuge, ce n'est pas non plus un parcours de trahison : le pays quitté et sa force archaïque, ce "triangle des Bermudes des pays perdus", est pour toujours incorporé. Il vit dans le saint-nectaire emballé dans des pages de La Montagne, le cake aux raisins "violemment jaune" ou la gelée de coings qu'on rapporte dans ses valises à l'occasion de rares séjours là-haut.
Album est en écho le lexique poétique du "pays premier", petite mythologie du Cantal en forme d'abécédaire, ses lumières, ses arbres, ses toits, ses brumes. Le couteau et le journal, le cochon et les bottes. Les tracteurs qui portent des petits noms, et les vaches des prénoms. Ce Cantal qui "ferait une maîtresse tenace, volcanique et très discrète". Un pays tant aimé.