Le 4 août 2020 peu après 18 heures, quand le monde entier abasourdi voit le gigantesque champignon d'une explosion souffler le port de Beyrouth, l'artiste libanaise Lamia Ziadé est à Paris où elle vit depuis trente-cinq ans. Messages affolés sur le groupe WhatsApp familial, photos du visage ensanglanté de sa sœur, visions d'apocalypse... « Les premières images du blast me brisent en mille morceaux », écrit-elle au début de ce récit dessiné, rempli de larmes, de fureur, de peur et de désespoir. Lamia Ziadé y raconte non seulement son traumatisme personnel mais aussi l'histoire de la violence familière et commune qui a traversé son pays (et toute sa vie depuis sa naissance en 1968) et à laquelle l'explosion des 2 750 tonnes de nitrate d'ammonium du hangar 12 donne un sentiment accablant de malédiction sans fin.
Fidèle à sa subjectivité assumée, elle mélange récit et dessins, intriquant sa biographie dans le destin collectif pour honorer ici, en tout premier lieu, la mémoire de victimes qu'elle ne connaissait pas. Mais ses liens intimes avec l'événement sont très nombreux. Si aucun de ses plus proches n'est mort, « dans ma famille, ils ont tous leurs appartements détruits. Mes parents, mes sœurs, mon frère, mes tantes, mes cousins... Mais, j'ose à peine l'avouer, c'est la pulvérisation des silos du port qui m'affecte le plus. » Un symbole. Ce port dont elle collectionne depuis longtemps des images, « son » port, sa passion. Et ces iconiques silos céréaliers dont on apprend que la construction, avec celle du troisième bassin, a été lancée par Henry Naccache à qui avait été confié « le Conseil exécutif des grands projets » sous la présidence de Fouad Chéhab au début des années 1960. Or ce brillant ingénieur, mort assassiné, était le mari de la sœur de sa grand-mère. Grand-mère dont la maison avec terrasse sur le port a été en grande partie détruite. Tout comme la villa de Lady Cochrane, joyau architectural de la ville dont la propriétaire a été tuée par l'explosion.
Devant le système politique féodal et corrompu, l'incurie et l'impunité des dirigeants, tous les « criminels » nommément désignés qui ont mené le Liban à sa perte, une grande rage habite celle dont le père, avocat, a été élu en 1992 aux premières élections législatives organisées après la guerre civile. À la colère impuissante succède en boucle l'abattement. Et même le « moment d'euphorie et d'espoir » suscité par la thawra, ces jours de révolte citoyenne d'octobre 2019 auxquels Lamia Ziadé a participé, lui apparaissent comme une parenthèse lointaine, définitivement ensevelis sous les décombres de cette énième tragédie. Intercalés tout au long de ce terrible récit, les visages des victimes recueillis sur Instagram sont immortalisés sous le pinceau coloré de l'illustratrice. Comme celui de la secouriste Sahar Fares, membre de la brigade de pompiers envoyée éteindre l'incendie quelques minutes avant l'explosion, morte à 27 ans sur le quai numéro 9. Une jeune femme rayonnante dont le sourire clôt le livre, peut-être comme un signe que tout n'est pas perdu.
Mon port de Beyrouth
P.O.L
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 23,90 € ; 232 p.
ISBN: 9782818052440