18 août > Roman France

Ses vieux amis l’appelaient "la Bulle". Lui, Thomas Bulot, surnommait Catherine, la narratrice, "La Trine" mais elle ne le savait pas. Pour elle, il était, avec son mètre quatre-vingt-dix, entravé par ses ailes de géant, l’Albatros de Baudelaire. L’autre qu’on adorait ouvre sur la fin : Thomas s’est suicidé le 22 avril 2008, à 39 ans, dans son appartement à Richmond, en Virginie, où cet universitaire spécialiste de la littérature et du cinéma français du XXe siècle enseignait. C’était, se souvient Catherine qui l’a aimé, sous toutes les formes, pendant plus de vingt ans, un "merveilleux boute-en-train", un rieur magnifique. Un garçon excessif, à l’énergie vitale en montagnes russes, des moments d’exaltation succédant à des phases d’abattement, soumis à une maladie des émotions sur laquelle tout le monde mettra un nom bien tard.

De six ans son aînée, amante de ses 20 ans, amie au gré des éloignements et des réconciliations, la narratrice raconte dans un récit direct, où elle le tutoie de bout en bout, Thomas, sa vie, leur lien noué au milieu des années 1980. Thomas, lumineux et obscur, boulimique et procrastinateur, fou de musique et amateur d’allitérations. Esprit jaillissant qui, à la différence de ses camarades khâgneux, échouera deux fois au concours de Normale sup. Thomas, pourtant, aux débuts des années 1990 à New York à l’université Columbia, s’est engagé dans une thèse sur Proust et le classicisme. Mais la suite est une succession, une répétition d’échecs sentimentaux et professionnels où cet esprit libre accumule les gaffes, les autosabotages, la malchance. Les portes de Princeton lui sont fermées, et il est recruté sur un poste d’assistant professor à Portland (Oregon). Puis déménagement-recommencement à Salt Lake City, puis à Richmond : l’Amérique profonde, la relégation. Et en arrière-fond, une peinture féroce des mœurs compétitives du milieu universitaire américain.

Celle qui décrit rétrospectivement, mais au présent, cette trajectoire de chute, c’est Catherine, normalienne, spécialiste de Sade, enseignante à Yale, mariée à un Américain d’origine roumaine, et écrivaine. Ici, pas de Marie, le double fictionnel de Catherine Cusset dans les livres au plus près d’elle (La haine de la famille, Confessions d’une radine, Un brillant avenir…). Et dans cette position, droit dans les yeux, l’écrivaine donne ce qu’elle a de plus juste : sa voix franche éprise de vérité, une forme de dureté pragmatique qui tarit les larmes. Une loyauté sans sentimentalisme, ni idéalisme. Mais on entend aussi une tonalité plus tendre dans ce glorieux tombeau illuminé par Proust, "celui qui a tout compris, tout pensé, tout dit". V. R.

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