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La transition bibliothécaire

La transition bibliothécaire

Au-delà de la « transmission du patrimoine », la bibliothèque doit permettre « l’amélioration de la compréhension du monde » et « la contribution au bien-être planétaire », d'autant plus qu'il faudra lutter contre le repli sur soi, l'enfermement dans une tribu, et des régimes totalitaires.

A chacun sa transition. Dans le cas des bibliothèques elle peut s’envisager sous deux angles. Celui, rétrospectif, de l’enchaînement des trois révolutions qui, depuis les années 70, ont fait passer les bibliothèques de la sanctuarisation des connaissances à leur déploiement tous azimuts. Ou celui de la troisième révolution, stricto sensu, qui les confronte à l’émergence d’un écosystème culturel inédit et nécessite une véritable transition écologique dans l’ordre de la pensée. 
 
La première révolution, du moins pour la France, fut celle des publics. On l’a oubliée. Qui se souvient que la bataille pour l’extension du prêt et l’accès direct a pris l’allure d’une querelle des anciens et des modernes au tournant des années 60-70 ? Qui garde en mémoire le rôle majeur de l’informatisation dans l’amélioration du service au public, la synergie entre les bibliothécaires et la coopération inter-bibliothèque au service des lecteurs ? Qui sait à quel point la création des bibliothèques jeunesse, des discothèques, des vidéothèques, des artothèques fut un combat, sans oublier le développement des « activités culturelles » longtemps considérées par les décideurs comme n’appartenant pas aux « missions des bibliothèques » ?
 
Certes, l’invention du terme « médiathèque » - malgré son impact médiatique - ne fut pas des plus heureux. Il réduisait cette nouveauté - la prise en compte globale de l’usager et de ses attentes - à une juxtaposition de « secteurs » et de « supports ». Il eût sans doute mieux valu convaincre l’opinion que la « bibliothèque » est un concept générique, traversant toutes les formes d’expression, et porteur d’avenir. Il n’en reste pas moins vrai que celle-ci, principalement sous l’impulsion de la lecture publique, a su alors sortir de sa coquille, gagner les territoires et préparer avant bien d’autres institutions culturelles l’entrée dans la société de la connaissance.
 
La deuxième révolution fut celle du numérique (à partir des années 90). On en connaît les ingrédients. Le plus important étant, au-delà de leur numérisation, l’externalisation des connaissances via Internet. Cette révolution a d’abord été perçue par les bibliothèques comme un danger car elle semblait les disqualifier en reprenant à plus grande échelle et avec d’autres moyens le projet encyclopédique qu’elles avaient elles-mêmes initié et porté durant des siècles. Mais, finalement, elles ont réussi à relever le défi. Fortes d’avoir déjà su prendre en compte toutes les formes d’expression et tisser de véritables partenariats avec leurs lecteurs elles ont su faire le lien avec les flux d’une information sans bornes. Elles se sont imposées comme des places publiques, des carrefours, indispensables à une socialisation partagée des nouveaux champs de la connaissance. 
 
Mais la troisième révolution qui vient de commencer promet une transition bien plus radicale que les précédentes. En cause : le Big Data et ses algorithmes ; l’Internet des objets et ses capteurs ; le passage de la fiction d’une individualité souveraine à celle d’une identité construite de l’extérieur et plurielle ; mais aussi la conscience proprement écologique que le monde est à la fois limité et infiniment replié sur lui-même. Nous quittons les rivages du projet encyclopédique d’un monde que chacun d’entre nous à l’égal des autres pourrait embrasser. Le fait majeur est que la connaissance commence déjà à se faire sans nous et nous enveloppe. Voilà le fait culturel majeur.

La révolution numérique, dans sa première phase, nous avait préparés à un tel changement. Mais, elle se situait toujours dans l’idée qu’il y avait une nette distinction à faire entre le monde et sa représentation, que la connaissance par les signes se surajoutait à la réalité pour mieux la saisir, même si les signes saturaient déjà notre environnement sans qu’il soit même besoin de se retrancher dans la lecture d’un livre ou d’entrer dans l’enclos d’une bibliothèque. La révolution actuelle va plus loin. Elle nous fait entrer dans un écosystème mentalisé de part en part, où chaque morceau de réalité, chaque moment, chaque activité s’inscrit dans l’enchaînement algorithmique d’un réseau de signes et s’y confond. 

"L’écosystème culture fait osmose avec l’écosystème tout court."
 
De l’astrophysicien au cuisinier soucieux de son « art », la culture est donc devenue notre écosystème. Elle n’est plus un empyrée à atteindre mais le tissu de nos vies, à travers lequel nous nous relions à l’écosystème plus général de notre environnement. L’écosystème culture fait osmose avec l’écosystème tout court. C’est en cela que l’écologie, qu’on le veuille ou non, est devenue notre paradigme et que nous devons envisager l’avenir de nos institutions culturelles à son aune. Non pas seulement pour en diminuer le bilan carbone, mais pour qu’elles nous aident à habiter un monde que nous savons intrinsèquement interconnecté.
 
C’est au fond le sens du projet de redéfinition du musée présenté par Jette Sandhall au Conseil International des Musées (ICOM). Il préconise de substituer à la « transmission du patrimoine » (définition de 2007) « l’amélioration de la compréhension du monde » et « la contribution au bien-être planétaire ». Inutile de dire que, comme toute perspective nouvelle, ce projet a soulevé scepticisme et ironie parmi les conservateurs. Ils ont demandé un temps de réflexion pour statuer…

Cauchemar
 
Les bibliothèques ont sans doute moins de préjugés. Peut-être dépendent-elles moins de l’ascendant moral et du poids touristico-économique d’un patrimoine immémorial. Les modestes petites interfaces de sens qui vivent en elles les poussent, par nature, à poursuivre l’aventure de la pensée. Aussi ne serait-il pas si incongru d’en attendre aujourd’hui qu’elles nous aident à habiter le monde, c’est-à-dire à apprivoiser notre nouvel écosystème culture. Et, accessoirement, à éviter qu’il ne tourne au cauchemar.
 
Le cauchemar c’est évidemment la perte de repères et la marginalisation des moins aguerris, l’enfermement tribal dans des bulles mortifères ou l’adhésion à une société de l’information hyper-contrôlée par l’Etat, dont le chinois Kai-Fu Lee nous assène un effrayant panégyrique (voir note en bas de page). La géopolitique aidant et parce qu’il est le mieux à même de nous garder des deux premiers, c’est d’ailleurs ce troisième cauchemar qui est le plus crédible.
 
A l’opposé et en contre-feux démocratiques, les bibliothèques peuvent nous accompagner dans l’appropriation personnelle d’un écosystème auquel, de toutes manières, nous appartenons. La dimension personnelle est fondamentale. Elle signifie pour chacun d’entre nous la construction d’une autonomie de pensée et d’initiative à travers un collectif ouvert. Ni repli sur soi, ni tribu, ni abandon au grand sommeil totalitaire : trois impasses que la tradition du livre et de la lecture n’a cessé d’affronter et qu’elle doit poursuivre aujourd’hui à nouveaux frais, en s’adaptant à la nouvelle écriture de notre environnement.
 
  • Ce texte reprend quelques propos livrés au public de la dernière journée d’étude de l’Association des Bibliothèques Départementales à l’invitation de sa co-présidente Anne-Marie Bock.
  • Kai-Fu Lee. La plus grande mutation de l’histoire, Les Arènes, septembre 2019
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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