Jim Harrison est mort le 26 mars 2016. Il nous manque. Au nombre des mantras consolateurs, lorsque disparaît l'être aimé, celui-là est imparable : « Au moins, se rassure t-on, aura-t-il bien vécu. » Ce qui dans son cas, croit-on deviner, signifie bien écrit, bien lu, bien pêché, bien promené avec ses chiens, bien voyagé, bien pratiqué l'amitié, bien exercé sa souveraine liberté et aussi, tout autant que le reste, bien mangé et bien bu.
C'est ce que l'on retiendra d'abord de ce feu d'artifice hédoniste qu'est Un sacré gueuleton, qui rassemble en un seul volume l'intégralité de ses chroniques parues dans la presse américaine célébrant les plaisirs de la table et ceux d'une gourmandise absolument décomplexée et libérée des trop fréquents oukases qui la brident. Même les plus attentifs des lecteurs d'Harrison seront sans doute surpris de constater le volume de ses écrits à ce sujet. Il est vrai que comme l'écrit, dans sa très sensible préface, son ami, le légendaire cuisinier new-yorkais Mario Batali, « Jim ne vivait que pour manger et quand il ne mangeait pas, pour parler de ce qu'il avait mangé, pour chasser et pêcher des choses à manger, ou pour passer du temps, entre deux repas, à évoquer ce que nous venions de manger ». Tout y passe, en effet, tous les plaisirs qui sont aussi ceux de la conversation et des rencontres. Parmi beaucoup, on retiendra ceux de ces repas pris avec Jeanne Moreau ou avec l'autre grand « ogre » de la culture américaine contemporaine, Orson Welles, plus porté vers l'évocation des joies de la chair que de celles du travelling. Pour Jim Harrison, manger, cuisiner, boire, est un art de vivre bien sûr, mais aussi une exigence morale. Celle d'user pleinement de sa liberté, à commencer par celle de ne s'économiser en rien. Sur ces chemins de « perdition heureuse », il y a aussi bien évidemment la France, les restaurants de Paris, les « razzias » vers l'épicerie du Bon Marché, les châteaux de Bourgogne et l'amitié jamais démentie avec Gérard Oberlé. Harrison y est heureux comme seuls les plus civilisés des Américains savent l'être. Son goût du terroir s'y exprime en un hédonisme panthéiste qui ne fait tout de même aucune place à un quelconque « c'était mieux avant ».
La littérature aussi est présente en ces pages, comme elle l'était à chaque heure de sa vie. Et en ce sens, ce livre peut être considéré comme un art poétique. Il a par exemple pour parler du vin et de la façon dont il convient de le faire, une infinie subtilité dont on ne trouve d'autre trace que chez le Jay McInerney de Bacchus et moi ou le James Salter de Chaque jour est un festin (La Martinière, 2013 et 2015). Art d'écrire, art d'aimer, art de vivre donc, Un sacré gueuleton nous rend Jim Harrison, l'éternité ne le changera plus. Vivant. Sacrément vivant.
Un sacré gueuleton : manger, boire et vivre - Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent, introduction Mario Batali
Flammarion
Tirage: 20 000 ex.
Prix: 21,50 euros ; 384 p.
ISBN: 9782081396142